Michel Deguy, une aventure moderne

 

Samedi 5 février 2022. Martin Rueff et l’équipe de Po&sie présentaient un superbe double numéro – le 177-178 – de la revue, invitant sur la scène de la Maison de la poésie, à Paris, dans le cadre des Entretiens de Po&sie, au gré du sommaire, des poètes qui lisaient leurs textes et quelques contributeurs qui proposaient des points d’entrée dans un numéro d’une grande densité (un dossier passionnant sur Dante intitulé « Un appareil à capter l’avenir» (on lira en particulier les inédits d’Ezra Pound, les textes de Yannick Haenel, Walter Siti ou Marco Martinelli) et des hommages à des poètes et philosophes récemment disparus – Jaccottet, Viton, Chappuis, Noël, Nancy, Rigal, Stéfan).

 

Quand hier, nous apprenions la disparition de Michel Deguy, c’est à ce moment que nous avons pensé, quand, à la fin de la rencontre, Martin Rueff a lu à haute voix son dernier éditorial, vif, engagé, dans lequel s’entendait cet inimitable mélange de la pensée philosophique et du lyrisme poétique…

 

 

Cette voix désormais manquera. On se souviendra d’une acuité, d’une présence, d’un engagement. D’une position qui mettait la langue, la poésie, au centre de l’existence, qui faisait mener de front l’aventure de la pensée et du langage. Qui faisait rentrer la poésie dans la vie. On ne reviendra pas en détail sur le parcours de Deguy, sa vie, sa carrière à Paris VIII, ses engagements politiques… Il faudrait dire qu’il a dirigé le cipm et La Maison de la poésie par exemple… Mais l’article très informé de Patrick Kéchichian dans Le Monde le retrace excellemment. On redira juste l’exceptionnelle vivacité de sa poésie, souvent effacée par la figure de l’intellectuel, et qui compte !

 

Avant la grande aventure de Po&sie qu’il fonde en 1977, Michel Deguy a déjà un parcours en revue. Hormis ses interventions, il fonde en 1964 la Revue de poésie que l’on pourra redécouvrir dans le détail dans un article fourni d’Adelaide Russo à paraître dans La Revue des revues à paraître le mois prochain [mars 2022]. Elle y cite ces quelques mots de Deguy : « Les traits sous lesquels se présente traditionnellement une revue, loin d’en vieillir le genre avec les générations successives, le maintiennent en bonne condition, en accord avec l’air, vicié même, de ce temps. Le moderne, dans ce cas, se succède heureusement à lui-même. Quels traits ? La diversité des propos, l’apposition des thèmes, la condensation et la fragmentation, l’éclipse et le retour, l’éphéméritude, l’appropriation collective, ou si vous préférez, l’esprit commun d’un “nous” au travail par qui “la poésie doit être faite”. » Comment mieux entendre une position qui fait de la revue un lieu essentiel de la pensé et de la poésie, comment ne pas entendre la nécessité collective de faire ?

 

Michel Deguy, DR

 

Aujourd’hui, par la position qu’elle promeut, Po&sie est l’un des revues majeures de notre époque. On y fait figurer, dans un même instant, de la pensée, une réflexivité sensible et savante – les interventions dans le dernier numéro sur Dante en témoignent de manière frappante – et le pur plaisir du texte offert, donné, directement. Une revue dans laquelle on lit des poèmes du monde entier – souvenons-nous que c’est là qu’ont paru en premier des textes de Louise Glück par exemple – et que l’on retrouve, aléatoirement sur le site de la revue. C’est que faire une revue, pour Deguy, relevait d’une exigence intellectuelle et d’une générosité qui ne peuvent se scinder. Il devait venir, malgré sa maladie, s’entretenir avec Tiphaine Samoyault au Salon de la revue en 2020. La pandémie nous empêcha de le recevoir. Pour lui, le poème était action, d’évidence. Pour lui rendre hommage, dire, déjà, le manque de son absence, on lira ces quelques vers d’un poème de Claire Paulian qui a paru dans le dernier numéro de Po&sie :

 

Contre le bruit d’une source

Qui coulait à bas bruit

Et me disait

Quelle soif de toi tu lui avais laissée

 

Contre le bruit d’une source

Qui se perdait continue

Et sans jamais cesser

Dans la noirceur grasse des sillons

Aimé

C’est le bruit de tes pieds nus

Que j’ai toute entière entendu

 

Jean de la croix, cerf d’amour blessé

Je meurs par petits bouts

arrachés

Je meurs par petits bouts

 

Et  les ténèbres

de moi se saisissent

chaque jour un peu plus

 

Jean de la croix

Je n’ai pas mon content d’âge et

Déjà le jour fuit

Déjà c’est la nuit

 

La maladie, sans que je sache comment, la maladie me mine et me détruit.

 

 

Hugo Pradelle

 

PS : nous vous signalons l’hommage personnel de Tiphaine Samoyault, membre de Po&sie et directrice de notre partenaire En attendant Nadeau