Un méta-éditeur ?

Cyrille Zola-Place, 28 juin 2022 lors d’une lecture organisée avec Le Marché de la poésie

 

Place Saint Sulpice, le 2 juin 2022, durant le marché de la poésie, Cyrille Zola-Place me donne ce qu’il appelle avec une idée de derrière la tête « un petit document ». Je sais déjà à cette date ce qu’il annonce à l’issue du premier des textes de ce recueil sous le signe d’un monde vu à la façon de Montaigne comme une « branloire pérenne » : « Fin 2021, après sept ans d’activité, le catalogue des Nouvelles Éditions Place comprend 100 titres répartis en 13 collections. » (p.14) Quelque chose a passé et s’est passé dans le monde de l’édition, celui qui n’entend pas proposer aux lecteurs des livres auxquels il s’attend. Autrement dit, comme l’écrit Czp (on se permet cette abréviation) à propos du récit collectif lubrique et cocasse paru sous le nom de Lucas Couillonov, Un poème pornographique (Anonyme, traduction de Christine Zeytounian, 2018) : « (…) offrir à lire des livres que l’on ne cherche pas »(p.101). Cela revient à déborder les intentions du lecteur.

 

Beaucoup auront à coeur de se remémorer un ou plusieurs titres de ce catalogue volontairement éclectique allant, entre autres, de Marlowe (traduit par Dorothée Zumstein ) aux volumes de la collection de Carole Aurouet  « Le cinéma des poètes » (tiens, par exemple, je choisis celui sur Michaux par Anne-Elisabeth Halpern) en passant par un autre anonyme celui des Confessions d’un homosexuel à Emile Zola en version intégrale réunis par Michael Rosenfeld en 2017.

 

Par dessus tout s’impose, à mon sens, ce qui a été entrepris à l’enseigne de ce terme « Déborder » que Czp reprend significativement comme titre de ces préfaces et notices à divers ouvrages qu’il a publiés. Citons, tout d’abord, pour mémoire la monumentale Negro Anthology (1934) de Nancy Cunard rééditée sous forme de fac-similé en 2018 qui a permis de beaucoup mieux prendre la mesure du travail considérable menée par cette journaliste et poète dont les Nouvelles Éditions Place ont aussi rendu disponible les œuvres plus personnelles jusqu’alors jamais traduites : Parallaxe et autres poèmes extraits de Hors-la-Loi et Sublunaire, traduit par Dorothée Zumstein en 2016. Dans un esprit tout voisin, la réédition de la revue Documents  (avec la complicité de Jean Jamin) profondément marquée par ce regard ethnologique qui était propre non seulement à Bataille mais aussi à Rivière et bien d’autres collaborateurs constitue un événement éditorial de premier ordre susceptible de renouveler l’approche de cette revue hors du commun.

 

 

Cyrille Zola-Place relate aussi comment il a pris connaissance, à l’occasion d’une présentation à Dakar de la Negro Anthology, du travail de Zahia Rahmani qui a abouti aux deux volumes de la Sismographie des luttes : Répliques et Épicentres (2021). Cette collection « Déborder » que l’éditeur co-dirige avec Sarah Frioux-Salgas et Jean-Baptiste Naudy, lequel a traduit le Voyage africain d’Eslanda Goode Robeson (2020), s’autorise avec la Sismographie des luttes un ouvrage atypique rendant compte de l’effet de l’installation vidéo et sonore de Zahia Rahmani consacrée à la manière dont des revues trouvent, envers et contre les multiples mécanismes d’aliénation, à s’inventer un espace d’émancipation singulier. Enfin, il était dans l’ordre que le co-fondateur de Gradhiva et de L’Homme, également éditeur du Journal de Leiris qui avait été de l’aventure de Documents, trouve dans cette collection « Déborder » un havre pour ses propres recherches ethnologiques. Jean Jamin (1945-2022) a pu voir paraître avant sa mort brutale ses Tableaux d’une exposition reconstituant la chronique d’une famille ouvrière, la sienne, dans les Ardennes sous la IIIe République. Mais le lignage aspirant au débordement n’est pas prêt de toucher  à son terme. On peut sans doute compter sur Czp pour lui trouver des prolongements. Parlant du poète Matthieu Messagier, qui à l’évidence a été pour lui une rencontre capitale, Czp en vient à rappeler les significations plurielles  du préfixe grec metá pour faire entendre le titre de l’ouvrage de Messagier : Métapoèmes (2021). Ce préfixe signifie tout ensemble « au milieu », « parmi », « avec », « entre », « au-delà », « après ». N’est-ce pas l’imprécision la mieux venue pour qualifier l’éditeur, ou plutôt le méta-éditeur qui a présidé aux destinées des Nouvelles Editions Place ?

 

Jérôme Duwa

 

Cyrille Zola-Place, Déborder les intentions, 2015-2021, Nouvelles Éditions Place, 155 p. 10 €