

Jacques Le Scanff © avec l’aimable autorisation de la famille Le Scanff
Jacques Le Scanff, né en 1932, vient de mourir. Il laisse orpheline une communauté d’écrivains, de poètes et de peintres qui reconnaissaient son grand talent, son œuvre de peintre, d’écrivain et de revuiste. Il a porté une superbe revue – Le Préau des collines – et une maison d’édition du même nom. Jean-Paul Bota qui a dirigé avec lui la revue rend hommage à un homme à la curiosité douce et inlassable, qui offrait une attention extraordinaire aux autres et au monde, et qui nous manque déjà.
Une fin qui n’en est pas
Nous étions quelques-uns à être venus lui rendre un dernier hommage le mardi 21 octobre à son atelier de la rue de Choisy. Parmi eux, ses amis les plus fidèles et ceux qui avaient pu se déplacer : François Boisivon, partisan de la première heure, venu spécialement de Bordeaux, Vincent Pélissier, Denis Martin et sa femme, mais aussi les ombres qui l’avaient naguère côtoyé : Mathieu Bénézet ou Geneviève Hutin… – tous trop tôt en allés. Aux murs, figuraient encore les portraits de sa dernière exposition et bien sûr quelques montagnes de Lure. Tout rappelait naturellement à ses activités : des livres siens, des revues où il avait publié… et évidemment l’odeur de la peinture. Des photos s’étageaient aux vitres de l’atelier que la nuit avait gagnées, d’autres attendaient sagement dans des albums mis à disposition par la famille que les convives viennent les réveiller de leur passé et se remémorer les moments vécus ensemble, au Marché de la Poésie ou ailleurs. Car qui n’avait pas en mémoire tel ou tel moment mémorable partagé avec l’hôte des lieux, disparu une semaine plus tôt mais encore bien présent évidemment dans les mémoires et dans nos mots ?
La rencontre – l’Homme
J’ai connu Jacques au début de l’année 2007. Auparavant, je lui avais envoyé deux textes pour Le Préau des collines fin 2006 auxquels il m’avait répondu dès le lendemain, me demandant de lui téléphoner. Les fêtes passées, nous nous retrouvâmes alors dans son ancien atelier, au fond d’une impasse pavée du côté d’Oberkampf. En avance au rendez-vous, j’avais patienté devant son atelier jusqu’à ce que courbée comme dessus une mobylette imaginaire fonçant depuis toujours vers quelque nouvel objectif, une silhouette s’en vienne, longiligne, les cheveux blanchis et les yeux d’un bleu tendre délavé. Je lui serrai timidement la main et il me fit entrer. Homme aux multiples facettes, toute sa vie était là entre odeurs des peintures à l’huile, palettes déposées sur un établi, manuscrits, toiles, dessins accrochés aux murs et la bibliothèque où se tenaient les livres offerts par « ses » poètes, ceux qu’il avait publiés au Préau des collines – sa Maison fondée en 2000 – et ceux à qui il avait consacré un numéro de revue.

Œuvre de Jacques Le Scanff © avec l’aimable autorisation de la famille Le Scanff
Tout cela côtoyait les livres qu’il avait édités – parmi lesquels aussi le grand Albert Cohen ou Elisabeth Bing –, ses livres personnels (Claudel, Jean Genet, Pierre Michon, Pierre Bergounioux… ou Faulkner, son grand amour), ses propres livres, Miettes de maquis par exemple, écrit dans le métro, Eiffel, la tour de fer et les livres des autres qu’il avait accompagnés de photos (Le Louvre, lumière des pierres avec Michel Ellenberger ; Deux textes sans titre et huit photos avec Marcel Cohen ou Images vraies avec Mathieu Bénézet…) et des numéros de revue, pour l’heure sept au total, dont des numéros spéciaux consacrés à Michelle Desbordes, Christiane Veschambre, Marcel Cohen. Au sol, sur la moquette élimée, des cartons que le livreur vient de déposer – le tirage récent d’un auteur – côtoient des épreuves. Tout cela flotte dans la chaleur d’un chauffage d’appoint, la radio ronronne. On s’installe. Nous parlons des textes que je lui ai adressés deux semaines auparavant. On aborde la peinture, Turner et Hopper, deux peintres dont nous avons parlé, je crois, à mon initiative. Il me dit que la revue pour l’instant connaît ses basses eaux mais qu’il voudrait lire d’autres textes de moi. Il insiste pour que je l’appelle Jacques en toute décontraction, pour créer un climat propice à un dialogue qu’il espère voir se poursuivre. Il me laisse parler surtout. Ravi de cette rencontre, j’étais reparti à la nuit, revivant notre rendez-vous, dans la bruine et les couleurs des enseignes, dans les coups de klaxons et les phares rasants des voitures. Je regagnai le métro. Nous ne tarderions pas à nous revoir.
Ce que j’ai appris de lui par la suite ne m’a pas été offert d’un seul tenant. Il m’aura fallu des années de collaboration et de confidences livrées par bribes irrégulières. Peu à peu, je découvre l’étendue de ses passions : de la peinture au dessin en passant par la poésie ou la photo, tout cela sous le patronage de quelques figures emblématiques : Van Gogh, Cézanne, Bonnard ou Bokor… Petit à petit, il exhume ses vies antérieures: son enfance à arpenter le Louvre – ce qui lui vaudra même un reportage de Christine Ockrent –, son travail chez Gallimard à la collection Découvertes, ses activités d’illustration de la Bible pour enfants, de photographe pour le P.A.M. au Vietnam ou en Afghanistan. À cela, il faut encore ajouter ses anecdotes des plus édifiantes comme ses beuveries avec Kateb Yacine, sa rencontre avec Manoel de Oliveira qu’il a photographié, la Révolution des Œillets qu’il a connue et avec elle José Afonso, l’interprète de la chanson Grândola, vila morena diffusée le 25 avril 74 à minuit quinze, sur Rádio Renascença, qui servit de signal au lancement de la Révolution. Sans parler de Pierre Magnan qui était son voisin… Hasard des rencontres ou puissance de la destinée : son ami d’enfance, ayant droit des œuvres d’Albert Cohen qu’il a naturellement publié, n’est rien de moins, excusez du peu, que l’ancien Président de la Fédération internationale des Droits de l’Homme, Daniel Jacoby, de surcroît avocat, poète et écrivain, son gendre, Benjamin Stora, et j’en passe. Il a toujours quelque chose de surprenant à vous dire. Qu’il nous livre un pan de sa vie, on l’écoute, pantois. Chez lui, l’occasion fait souvent le larron, il ne s’affiche pas, ce sont les circonstances, voire des répliques involontaires, qui font qu’on le découvre.
Toute personne ayant eu la chance de croiser sa destinée – et je mesure la mienne –, de s’entretenir avec lui ne serait-ce qu’une fois vous dira que c’était un être délicieux, toujours prêt à laisser la vedette à autrui. L’humanité l’habitait, l’humour, le détachement, la légèreté, le charme, la confiance en son prochain, le mystère, la modestie… Il aurait rêvé de faire ressortir au grand jour des peintres injustement restés sous silence, de faire un numéro de revue uniquement avec des auteurs inconnus… La générosité de l’homme était sans limite et sans calcul, il convient d’insister là-dessus, et pour cause : c’est ainsi qu’il me confiera un jour Le Préau des collines, sans préambule et sans programme précis – un seul mot d’ordre, en somme : carte blanche…
La revue
Ménilmontant. Au café du coin, on a nos habitudes. On échafaude nos plans concernant Le Préau... Très vite, nous consacrerons un numéro à Mathieu Bénézet. Puis se succèderont des livraisons consacrées à Jean-Paul Michel, Pierre Bergounioux, Mohammed Khaïr-Eddine, Denis Martin et la littérature portugaise… Très vite, la poésie recroisera la peinture, la sculpture, le dessin, la photographie. Outre Denis Martin, on retrouve Pierre Édouard, Richard Laillier, Elisabeth Prouvost…, lesquels, au fil des livraisons, voisinent avec Jacques Réda, Yves Bonnefoy, Christian Bobin, Pierre Michon, Claude Royet-Journoud, Michel Deguy, Bernard Noël, Bernard Chambaz, Jean-Baptiste Para, Yves di Manno, Yves Boudier, Marie Étienne, Paul Louis Rossi, Franck Venaille, Pascal Commère, François Boddaert, Jacques Munier…
Nous vivrons ensemble des moments mémorables tels ce déplacement à Bordeaux chez Jean-Paul Michel, cette après-midi chez Pierre Bergounioux… Le regretté Daniel Puymèges que Jacques rencontrera avec le numéro 10 nous accompagnera. Hasard heureux, la rencontre entre les deux hommes se fera un jour où il sera le seul à se rendre à l’atelier pour fêter la sortie de cette livraison, ignorant que la date a été déplacée. Mécène, un temps, il travaillera au Préau et y publiera un roman ; il disparaîtra prématurément. Il y aura aussi donc ces rencontres à l’atelier – celui du côté d’Oberkampf ou de la Place d’Italie après que des promoteurs ont poussé Jacques à quitter l’impasse et ses mémorables pavés – pour la sortie des numéros ou les expositions… Ou à la Galerie Nouvellet… Les amis sont là et le vin coule à flot. Sans oublier les rendez-vous du salon de la Revue ou du salon du Livre.
La peinture
L’humanité d’une peinture, le cœur de tout ce qu’il a vécu, fusionnant les saisons et les âges (des décennies à peindre, s’intéressant tour à tour à la céramique, au dessin, à la lithographie, à la gravure, exposant à Paris, à Forcalquier, à Aix-en-Provence, à Bordeaux, à Genève ou à Lausanne). Et ce regard toujours dans lequel apparaissent, lorsqu’il peint, les collines de Haute-Provence qu’il a tant parcourues et qui lui inspirèrent le nom de sa Maison, Lure et Forcalquier où il habite aussi de temps en temps… sa peinture silhouettant l’être et la tendresse rassemblée là avec l’exactitude des gestes.
Des pierres noueuses comme il dit, collines sauvages, « amas de rochers, de sentes, de landes et de nuages »…, des bois profonds, ont envahi sa peinture et ses portraits… Il y a du vert, du rouge, du blanc et noir mêlés, du brun même… J’y lis l’enfance, l’enfance du cœur et sa vie d’homme comme dans le trait vibrant de ses dessins. Ce regard d’enfant qu’il gardera jusqu’à la fin. « On a tous les âges à chaque instant », dit Pierre Bergounioux citant Georg Groddeck. Tous ces êtres logés en lui – je songe aux portraits aussi –, c’est avec eux qu’il devise lorsqu’il peint, lorsqu’il dessine. Toujours à l’avant-garde de la modernité, il n’aurait pas rechigné à se lancer dans la peinture numérique. Je l’imagine encore aujourd’hui qui nous regarde et nous sourit de là où il est, l’esprit vagabond, traversé de rêves ou dans un train, ceux-là qu’il affectionnait, disant : jusqu’à l’ivresse la vie qui nous entoure et au-delà…
Jean-Paul Bota

Œuvre de Jacques Le Scanff © avec l’aimable autorisation de la famille Le Scanff
Quelques parutions :
- Jean-Paul Michel, Tribut pour un homme libre, Pour saluer Jacques Le Scanff, Fario, 2025
- La Peur de peindre (texte et peinture de Jacques Le Scanff), Fario, 2022.
- Revue Animal, n° 2 (peintures de Jacques Le Scanff) parution annuelle, 2022.
- Noir d’images(texte et photos de Jacques Le Scanff), Le Préau des collines, 2018.
- Le Pitre : ses mots issus d’un ciel de suie(dessins, peintures et texte de Jacques Le Scanff), Le Préau des collines, 2018.
- Claude-Louis Combet, Invités de la Nuit. Sur quelque « visages » de Jacques Le Scanff, Fario, 2017.
- Jean-Paul Bota, La pluie à la fenêtre du musée ; L’oreille d’Arles (accompagné par les dessins de Jacques Le Scanff), Propos 2 éditions, 2016.
- Revue Les Cahiers dessinés (dans l’atelier de Jacques Le Scanff), 2016.
- Le Bleu des émeutiers (encres de l’auteur), Quiero, 2015.
- Miettes de maquis (texte et photographies de Jacques Le Scanff), Le Préau des collines, 2005.
- Christiane Veschambre, Haut jardin (photographies de Jacques Le Scanff), Le Préau des collines, 2004.
- Marcel Cohen, Deux textes sans titre et huit photos de Jacques Le Scanff, Le Préau des collines, 2003.