Ouvrir l’œuf : Papier Machine 5

Avec un cinquième numéro paru en novembre dernier (deux par an), la revue belge Papier Machine confirme une vraie personnalité, subtile et festive. A chaque numéro, le labour (littéraire et graphique) s’effectue autour d’un mot, un seul. Mais un seul mot peut nous conduire tout contre comme très loin de lui-même. Bien plus qu’à une exploration systématique ou à une besogne d’encyclopédiste, le mot lancé invite ici les auteurs à ouvrir l’univers du langage comme on soulèverait le couvercle de la lampe d’Aladin. Voici d’ailleurs un extrait de leur manifeste : « Choisir un mot c’est observer la roche sémantique, se focaliser sur notre rapport au réel et le voir de plus près, c’est-à-dire soit plus gros, soit plus flou, mais rarement plus net. » (www.papiermachine.be) Il n’est donc pas tant question de presser le citron jusqu’au dernier pépin que d’en libérer les fragrances, parfois insoupçonnées.

 

 

Mais pour élégante qu’elle soit, souhaitons à cette revue d’être avant tout « dans notre bouche », à l’instar du Pain de Francis Ponge, « moins objet de respect que de consommation ». Et passons à table.

 

Après « Souffle » (joli coup de piston pour un premier numéro…), « Trappe », « Manche » et « Coin », c’est « Œuf » qui invite aux agapes de cette dernière livraison.

 

Adrien Absolu ouvre le bal. Dans un accès de nostalgie gainsbourienne, il évoque comment « l’E dans l’O » (qui occupait une place de choix sur nos vieilles Remington) fut mis au banc des 224 caractères UNICODE de langue latine retenus lors de la réunion historique qui stabilisa les premiers programmes informatiques au début des années 80. Une ligature qui ne sera que tardivement réhabilitée lors de la mise à plat occasionnée par… le passage à l’euro et l’introduction du € dans nos machines… A quelque chose malheur est bon, devront bien concéder les eurosceptiques.

 

Mais l’œuf se brouille, se déploie, se répand.

 

On s’éprendra, sous la plume de Luvan, de la miraculeuse fécondité du Ginkgo biloba, unique représentant de la plus ancienne et plus résistante famille d’arbres connue au monde. On verra comment une vulgaire cuve ovoïde peut renfermer les secrets de fabrication d’un merveilleux vin bio à Cahuzac-sur-Vère (Lucie Combes). Une politique fiction rondement menée (Antoine Bureau) nous sensibilisera aux retombées possibles d’une panne de pondaison de la gente gallinacée, au moins aussi redoutable que la grève de l’amour que mènent les femmes du Lysistrata d’Aristophane. Il sera question d’un corps qui ne parvient pas à sortir de son corps dans un portrait touchant ( « L’homme-nid ») que nous brosse Sybille Cornet et Clément Thiry. On s’exposera à une humanité morte dans l’œuf, du côté de quelque zone radio-active qui n’est pas sans rappeler Tchernobyl (Aïko Solokvine). On découvrira encore une tête d’œuf experte en trading et en street fight (Laurent Toulouse) ainsi que la genèse de « l’omelette Jackson Pollocks », recette inventée et réalisée pour l’occasion par la cheffe étoilée Sang-Hoon Degeimbre (et consignée par Valentine Bonomo, directrice de la revue).

 

Ce n’est là qu’un échantillon des quelque trente-huit contributions qui composent le numéro. A des textes plus calibrés dans leur forme font écho des notices décalées, des incises poétiques, des boutures de toutes sortes qui s’agencent avec une liberté soignée autour du fil rouge (qui est plutôt ici jaune et blanc) : un fil ténu, qui parfois se distend, parfois se resserre, mais ne cède jamais tout à fait.

 

La revue, comme précédemment, fait une part belle aux contributions graphiques : photographies, croquis, plans, dessins de création accompagnent les textes ou s’invitent au premier plan. A souligner notamment : l’alphabet dessiné de Luc Schuiten – quelques beaux traits sûrs et épurés pour une divagation cratyléenne (la lettre figure la chose) où le Œ de l’œuf se voit réinscrit dans la démocratique série des lettres qui le suivent et le précèdent ; ou l’étonnante gamme de bouches en cul de poule de Grégory Voivenel dont la première d’entre elles, saisie en plan très rapproché sur une pleine double page, produit un effet disruptif, mi-monstrueux, mi-sulfureux.

 

Quelques rubriques permanentes, fidèles à la revue depuis sa création, ponctuent encore ce numéro. Citons parmi elles la séquence « métèque » où un non-francophone joue des effets de résonance entre sa langue et le français. C’est ici Joan Calvet Casajuana qui brode quelques souvenirs historiques imaginaires autour des huevos testiculaires que l’espagnol lui a laissés en dépôt.

 

Promesse, espérons-le, d’une fertilité au long cours pour cette revue de belle tenue, qui semble avoir une fois pour toutes tourné le dos à la morosité.

 

Frédéric Fiolof 

directeur de la moitié du fourbi