Au rendez-vous des amis (5)

Avant d’entrer dans le vif du sujet de cette nouvelle chronique, faisons un détour par les années 50 et un certain numéro des Cahiers des Saisons que je me suis récemment procuré. À l’été 58, dans cette revue bimestrielle que dirigeaient ensemble Solange Fasquelle et Jacques Brenner, a paru une très belle nouvelle d’André Dhôtel : « Celles qui dansaient ». Elle raconte les conséquences de la mort d’une toute jeune femme comme habitée, possédée même, par la danse (la nuit venue, au beau milieu de la lande, elle improvise d’envoûtantes chorégraphies… jusqu’à un accident qui lui sera donc fatal). C’est très beau, je l’ai dit, et on la signale à toutes fins utiles à celles et ceux que Dhôtel passionne ; personnellement, je ne connaissais pas cette histoire…

 

Ceci ayant été dit, venons-en à ce qui nous occupe aujourd’hui. « André Dhôtel philosophe malgré lui ? » : c’est le titre du 21e numéro des Cahiers André Dhôtel (1900-1991), la publication annuelle de la Route inconnue, association des amis de cet écrivain qui nous a laissé quelque quarante romans et une bonne centaine de nouvelles* (que je suis loin d’avoir tous lus !). L’important, dans cet intitulé, c’est évidemment le point d’interrogation. Pas question, dans cette revue bien consistante (d’environ 240 pages) dont la couverture donne à voir un brouillon de Dhôtel, pas question, donc, de se livrer à un numéro de claquettes sur le thème retenu ; au contraire, on avance prudemment sur ce terrain de réflexion. Le propos de cette livraison datée de l’hiver 2023 est moins de philosopher doctement sur l’œuvre dhôtelienne que d’esquisser des hypothèses, et encore, à voix basse. Les contributeurs (ils sont plus d’une demi-douzaine**) invitent ainsi le lecteur, fin connaisseur de Dhôtel ou curieux averti (ce qui est mon cas), à s’interroger sur « les diverses facettes d’une relation éminemment paradoxale, celle d’un homme, philosophe de profession mais qui a toujours voulu traiter la philosophie autrement que comme une spécialité, qui s’y est régulièrement confronté en s’efforçant de l’aborder toujours de biais ; celle d’un écrivain habité par un questionnement philosophique auquel il a voulu donner la forme la plus romanesque qui soit » (Philippe Blondeau, directeur de la publication, en ouverture).

 

Dans une lettre à Jean Paulhan, en 1942, à propos des travaux de ce dernier dont il était un très attentif lecteur, André Dhôtel écrit : « […] je me méfie beaucoup de mes élucubrations abstraites, mais je crois que, lorsque je me jette à la nage dans quelque philosophie, il faut vraiment que je sente que cela a une importance considérable. C’est comme le piano que j’essaye d’apprendre (sans y arriver) depuis une vingtaine d’années, cela m’est égal de patauger du moment que c’est intéressant. Je suis de ceux qui se traînent sur les pistes de l’art et de la pensée, en se faisant des croche-pieds, et en butant partout, mais c’est tout de même passionnant, car il arrive qu’en butant on se trouve tout de même vivement projeté en avant ». Ce passage dit beaucoup, peut-être tout, de la relation ambivalente que Dhôtel entretint toute sa vie avec la philosophie. Ce n’est donc pas le portrait d’un « écrivain-philosophe » que dresse ce numéro des Cahiers, ni a fortiori celui d’un « maître à penser » ou d’un « donneur de leçon », mais bien plutôt celui, si on nous autorise cette image, d’un passant qui se penche sur la philosophie comme sur telle ou telle fleur au bord du chemin. S’il s’agenouille auprès de celle-ci ou celle-là, ce n’est certainement pas pour la cueillir, donc l’arracher, mais bien pour humer son parfum, et poursuivre son chemin, des senteurs plein la tête. En témoignent à leur manière les écrits ici reproduits que Dhôtel a consacrés à Paulhan, Simone Weil ou au bien moins connu Amédée Ponceau (1884-1948) qui creusa le sillon d’une philosophie existentialiste.

 

 

Dans de précédents numéros, semble-t-il, le corpus dhôtélien avait déjà fait l’objet de tentatives de rapprochements philosophiques avec les travaux de Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel Levinas ou, plus proche de nous, François Jullien. Aujourd’hui, d’autres comparaisons, non moins séduisantes, sont plus ou moins creusées : ainsi en est-il des contributions qui s’appuient sur René Girard et Jacques Ellul, ou celles qui, de façon moins appuyée, évoquent Wittgenstein ou Heidegger. De même que dans les histoires d’André Dhôtel on se déplace beaucoup, de même, ici, on avance sur une ligne de crête où se rejoignent la pensée contemplative, l’appel du merveilleux, la spiritualité zen, la religion de l’espoir… Toutes choses qui montrent, si besoin était, la profondeur de l’œuvre d’André Dhôtel, la richesse interprétative de son univers romanesque. On l’aura compris, il n’y a rien, chez ce conteur-né doué pour envoûter son lecteur, qui puisse s’assimiler à de la spéculation abstraite ou à l’on ne sait quelles contorsions théoriques. Le roman à thèse, par exemple, Monsieur Dhôtel ne chiquera jamais de ce tabac-là. Pas de raisonnements raisonnants dans ses livres, pas de machine de guerre intellectuelle à la rigueur implacable, pas de démonstration idéologique imparable, pas d’esprit de système, non, rien de tout ça. Si Dhôtel a jamais eu une philosophie, c’est peut-être celle, d’abord, d’un humanisme incarné dont nombre de ses personnages donnent l’exemple. À moins … à moins qu’il ne faille plus simplement parler d’une philosophie passionnée de la langue qui met en mots le monde pour mieux le montrer, pour mieux y voyager, pour, au fond, mieux y vivre.

 

Anthony Dufraisse

 

Coordonnées de la revue

 

* Non, André Dhôtel n’est pas seulement l’auteur de l’inoubliable Le Pays où l’on n’arrive jamais (Prix Femina 1955).

 

** Dans l’ordre d’apparition : Philippe Blondeau, Roland Frankart, Patrick Pluen, Reiner Rumohr, André Murcie, Clara Mohamed-Foucault, Jean-Yves Gillon…

 

Les épisodes précédents 

 

Au Rendez-vous des amis (1)

Études romain Rolland 

Au Rendez-vous des amis (2)

Le Haïdouc 

Au Rendez-vous des amis (3)

Les Cahiers Pierre Michon

 Au Rendez-vous des amis (4)

Peut-être