Gros Gris : une revue tous azimuts !

 

Il y a des revues qui vont tous azimuts. Et quand cette diversité, ce brin de fantaisie, cette curiosité fureteuse, réussit à capter l’attention, à se garder du fourre-tout, à établir une tension, il est assez jouissif de s’y laisser prendre.

 

Gros Gris fait partie assurément de cette bande de revues-ci : curieuse, hétérogène, surprenante, audacieuse, imaginative, congruente, roborative, élégante… – les qualificatifs seraient légion et chacun y ajoutera le sien. C’est une revue qui part d’une question et offre à ses contributeurs un espace de réflexion et de proposition qui semble total et adopte pour principe d’accueillir le fruit de leurs cogitations diverses.

 

Ici, pour leur quatrième livraison, l’équipe strasbourgeoise emmenée par Amélie Bernhard, Mélodie Boubel, Lorine Boudinet, Claire Flauss et Annie Le Coz, s’approprie la notion de duel. Elle en propose un dépliement qui touche à toutes les disciplines, adopte toutes les formes possibles. On y dessine, on y fait de la fiction, on y analyse des livres et des films comme on y restitue des expériences plastiques, des vidéos expérimentales ou des performances… Trait distinctif : la variété qui s’expérimente. Comme certaines revues cousines (par exemple La moitié du fourbi ou Club Sandwich), Gros Gris fait de la pluralité, de la diversité, de l’hétéroclite une marque de fabrique. Et, au-delà de la surprise, on y éprouve la pensée autrement, on y emprunte des sortes de chemins détournés qui, pris isolément, pourraient ne pas signifier grand-chose, en tout cas plus qu’eux-mêmes. On y découvre une cartographie sensible et intellectuelle qui n’existe que dans ce mouvement même de la revue. Et ce n’est pas rien !

 

Avant d’entrer dans le détail de ce numéro, on tiendra à dire qu’on sent dans le projet de Gros Gris un mouvement collectif, une émulation permanente, une nature accueillante. On y est un peu comme un poisson dans l’eau car on ressent une sorte de dynamique constituée à partir de curiosités qui admettent leur subjectivité sans abolir la nécessaire solidarité collective qu’implique la revue. Bref, pour ces joyeux drilles touche-à-tout que signifie le duel, de quel côté emporte ce mot qui convoque autant l’imaginaire cape et d’épée que le féminisme, la littérature que le cinéma, les arts plastiques que la littérature autrichienne de l’entre-deux guerres…?

 

Le duel pour Gros Gris s’apparente à un défi que l’on relève. Dans la confrontation, dans l’arrêt qui force à se faire face, « devant l’obstacle (…) on se révèle », comme dirait Bashung. Et c’est cette pause, ce sursis, qui permet à la revue de proposer dans un nouveau graphisme (qui fait s’alterner des pages de couleurs différentes et avec une iconographie très soignée), « un florilège exigeant de contributions au supports variés » qui fasse entendre des pluralités de voix et de discipline. Car on vogue tout autant du côté du design, des arts graphiques, du numérique, que de la sociologie, du militantisme, du dessin, de l’histoire de l’art ou de la littérature et du cinéma…

 

Ryan O’Neal, Godfrey Quigley et Leonard Rossiter dans « Barry Lyndon » de Stanley Kubrick (1975)

 

Bref, c’est « un corps à corps » qui est proposé. Sur ce thème, ouvert, chacun aura sa réponse, ses réponses, son point de vue… Et il serait peu dire qu’on manque d’originalité ici ou d’audace ! Par exemple, et parce qu’on y lira une espèce de typologie ou de mise en scène archétypale du duel, on pourra lire pour commencer l’excellente contribution d’Alban Benoît-Hambourg qui décrit la célèbre scène du Barry Lyndon de Stanley Kubrick et y cherche une dynamique propre pour ouvrir à une galerie de duels étonnants dans lesquels on croisera Marcel Proust et Calamity Jane, la comtesse de Polignac et Louise Colet… C’est la même archétypie qui préside au texte surprenant de Lorine Boudinet sur la boxe. Plusieurs autres contributions entrent en écho avec la démarche hétéroclite de Benoît-Hambourg. Les références et les champs disciplinaires s’entrecroisent, la variété s’impose comme principe de pensée. On pourra penser à l’intervention de Clément Philippe avec sa grenade bleue ou le texte sur le féminisme d’Amélie Bernhard, plus qu’original dans ses références qui vont de Dexter, Game of Thrones, à Virginia Woolf et Virginie Despentes.

 

On parle de tout dans Gros Gris : de cinéma avec la série des « appartements hantés » de Roman Polanski autant que de 24 heures dans la vie d’une femme de Zweig. On y a peur de rien, ou de pas grand-chose, jusqu’à faire d’un manga de Chiho Saito un bildungsanime sur le modèle du bildungsroman ou bien de se passionner pour les couples d’artistes dans un article saisissant de Mélodie Boubel dans lequel on croisera les figures des Delaunay, de Georgia O’Keeffe et d’Alfred Stieglitz… En ouverture, sans doute l’une des plus belles surprises de ce numéro, on pourra lire un extrait de Nicolas Bailleul. Projet formidablement intrigant et très stimulant, Les Survivants de Bailleul, joueur en réseau informatique, entreprend un récit composite, stratifié, basé sur des archives qu’il compulsent à partir de ses échanges avec ses partenaires de jeu. Il en résulte une composition intime et collective à la fois qui agrège des expériences, des situations, produit des rencontres étranges. Entre effets comiques et expérience formelle remarquable, on ne peut qu’être séduit par ce patchwork narratif qui fait du disparate, de l’inégal du différent, une expérience du soi. N’est-ce pas la nature même du duel, nous dit l’équipe de Gros Gris, que de nous mettre paradoxalement face à nous-mêmes ?

 

Hugo Pradelle