Quartette #11

 

 

 

Les succès fous du livre de poche 

 

 

Le livre de poche souffle ce mois de février 2023 ses soixante-dix bougies. Si diverses tentatives de petits formats furent tentées dès l’apparition de l’imprimé, c’est au vingtième siècle que se généralisèrent les « livres à deux balles ». C’est en voyant des GI’s déchirer leurs pocket books qu’Henri Filipacchi aurait eu l’idée de lancer « Le livre de poche » en France. Auteur de plusieurs études sur le sujet, très bon connaisseur des archives éditoriales conservées à l’Imec, Olivier Bessard-Banquy consacre à l’anniversaire un riche article de la nouvelle livraison de la Revue française d’histoire du livre.

 

Son article s’intéresse tout particulièrement aux controverses dont les revues se firent l’écho durant les dix premières années de son existence. Bessard-Banquy revient ainsi sur l’article hyper-critique d’Hubert Damisch dans Le Mercure de France de novembre 1964 ou les déclarations de Jean-Pierre Enard contre la « marchandise culturelle ». Il analyse le dossier que Bernard Pingaud consacre au « petit livre pas cher » dans les colonnes des Temps modernes. Aux côtés d’une diatribe enflammée de Paule Thévenin, Jean-Louis Ferrier et Jean-François Revel y développaient des analyses beaucoup plus mesurées. Considéré au départ comme un produit éphémère et jetable (on imagina même un papier capable de s’autodétruire !), le livre de poche acquit ses lettres de noblesse. Presque toutes les principales maisons d’édition emboîtèrent le pas des éditions Hachette à quelques glorieuses exceptions près comme Minuit ou José Corti… Dix ans après son lancement, le poche passait le cap des cent millions d’unités vendues. Des poches dans chaque foyer !

 

 

 

 

Éditer la littérature

 

 

Pour aboutir au livre, il faut produire le texte, le mettre au jour comme on dit mettre au monde, bref : l’éditer. La revue Critique (no 907) se penche ainsi sur le travail éditorial qui, à partir des brouillons, des archives et des correspondances transfigure les oeuvres littéraires. Réuni par Jean-Louis Jeannelle, le dossier s’intéresse aux circulations entre poèmes manuscrits et imprimés à l’âge baroque (Jacqueline Cerquiglini-Toulet), aux brouillons de Proust (Jean-Louis Jeannelle), aux différentes versions du Tartuffe et du Misanthrope (Jean de Guardia) ou au corpus de l’œuvre de Nicole Loraux (Richard Figuier).

 

Qu’il s’agisse du Nouveau roman ou de l’Oulipo, l’édition de correspondances à plusieurs voix demeure indispensable et Françoise Simonet-Tenant nous montre tout l’intérêt des reconstitutions de ces « polyphonies épistolaires ». Les lettres entre écrivains permettent de suivre la constitution et la vie quotidienne de moments et d’amitiés littéraires. Martin Rueff revient sur l’influence de « l’école de Genève », école théorique « sans manifeste ni revue, sans collection ni maison d’édition » mais qui affirma contre le structuralisme une autre façon d’approcher l’espace littéraire. La parution de l’étude de Marta Sabado Novau (L’École de Genève, Hermann, 2021), l’édition de la correspondance entre Georges Poulet et Jean-Pierre Richard, les œuvres de Jean Starobinski, Albert Béguin, ou la proximité de Peter Szondi permettent de distinguer une véritable constellation littéraire dans les parages du lac Léman.

 

 

 

Les aventures des Œuvres (presque) complètes –

 

 

L’édition d’œuvres complètes constitue une entreprise singulière. Mil neuf cent vient de consacrer un très riche numéro au sujet. Ouvert par un article des directeurs du volume, Christophe Prochasson et Gilles Candar, le dossier ouvre un large spectre d’exemples et de cas concrets de « mises en œuvres complètes » : Fénelon (François Trémolières), Gramsci (Anthony Crézégut), Proudhon (Anne-Sophie Chambost), ou Sorel (Michel Prat). On voyage donc dans le temps et dans l’espace. Le Normand Alexis de Tocqueville est présenté par Françoise Mélonio, secrétaire scientifique de l’édition monumentale des Œuvres complètes achevées en 2021 (32 volumes en 18 tomes). Son article passionnant retrace la longue histoire de cette entreprise et le rôle décisif de quelques spécialistes et liseurs considérables. C’est bien souvent, en effet, une « poignée d’amis », soutenue par des institutions et des maisons d’édition (ici, Gallimard) qui permet à ce type d’entreprise de voir le jour et de poursuivre son patient labeur.

 

Gilles Candar pour Jaurès ou Robert Chenavier pour Simone Weil narrent les épisodes toujours signifiants de la construction de ces monuments de papier. Antoine Aubert et Frédérique Matonti analysent le rapport paradoxal des maisons d’édition communistes à l’édition d’Œuvres complètes. L’ensemble est clos par des réflexions de Roger Chartier, qui ne manque pas d’interroger l’impact du numérique sur ces projets d’érudition humaniste. Si l’idée de totalité s’efface de l’horizon des éditions papier, l’infini numérique ne résout pas tout. Voici une façon très humble, et très féconde, de marquer les quarante ans de Mil neuf cent, la principale revue française d’histoire intellectuelle.

 

Le 16 février dernier, Ent’revues a accueilli une rencontre que vous retrouverez prochainement dans son espace sur la chaîne FMSH sur Canal U.

 

 

 

Le grand retour de La Fausse conscience – 

 

 

Dans leur ambitieuse collection Versus, les éditions L’Échappée viennent de republier un grand classique des sciences sociales, La Fausse conscience, essai sur la réification de Joseph Gabel (1912-2004). Paru en 1962 chez Minuit sous le signe de la revue Arguments, cet ouvrage avait immédiatement connu « un succès foudroyant » comme l’indiquent David Frank Allen et Patrick Marcolini. « Abondamment discuté » dans les milieux universitaires, il fut l’objet de plusieurs éditions, fut régulièrement réimprimé jusqu’à la fin des années 1970 et connut de nombreuses traductions. Silence des années d’hiver, rêve de la fin de l’histoire et des idéocraties, invisibilisation des approches marxiennes… Gabel fut oublié, son nom ne circulant plus que dans un milieu de quelques aficionados – jusqu’à ce que Allia publie deux articles dans sa salutaire petite collection La fin d’une époque – les conditions du vrai / La vérité, pour quoi faire ? : Mensonge et maladie mentale et La Réification. Gabel, comme tant d’inventeurs et de chercheurs novateurs, donna en revues la majeure partie de son œuvre. La Fausse conscience provient de sa thèse de doctorat dirigée par Eugène Minkovski (et soutenue devant un jury constitué de Raymond Aron, Roger Bastide, Juliette Favrez-Boutonier et Daniel Lagache). La plupart de ses autres livres sont des recueils d’articles. Gabel publia dans Arguments, Esprit, L’Homme et la société, Praxis international ou Psyché. Cette nouvelle édition (La Fausse conscience et autres textes sur l’idéologie) propose des articles sur le stalinisme, le racisme, la bureaucratie, le maccarthysme. Elle révèle aussi que Joseph Gabel commença à développer ses réflexions dès les années 1930 dans la revue spartakiste Masses sous le pseudonyme de Lucien Martin. Après guerre, il contribua sous ce nom à La Revue socialiste, alors l’un des fers de lance de la critique des fanatismes idéologiques.

 

Le 14 mars à 20h la librairie Quilombo organise un débat autour de la republication de ce « livre culte de la critique sociale » (https://librairie-quilombo.org/la-fausse-conscience).

 

François Bordes

 

 

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