Z comme zzzzzzzzzzz

Avez-vous connu R de Réel, merveilleuse revue proposée par Raphaël Meltz et Lætitia Bianchi, avant Le Tigre ?
Elle proposait un programme alphabétique qu’elle a tenu au gré de 24 numéros.
Vingt ans plus tard, l’ami François Bordes se propose un tel programme appliqué aux revues dont il extraira, dans les semaines, les mois qui viennent un thème, un mot, une notion… pour contrer les confinements intellectuels.

 

Vingt-sixième et dernière livraison, avec la lettre Z : la fatigue et les rêves !

 

Irons-nous jusqu’au variant zêta ? De delta en epsilon, le virus est toujours là, la pandémie se poursuit. Elle s’aggrave d’une épidémie de fatigue à laquelle la revue Esprit a consacré son numéro de juin [1].

 

Dans leur introduction, les responsables du volume, Jonathan Chalier et Alain Ehrenberg, reviennent sur la « fatigue pandémique » définie par l’OMS. Tout le monde est concerné, frappé de différente façon, et à différente intensité par ce fléau qui renvoie directement à l’état mental de nos sociétés. La « massivité des phénomènes de souffrance psychique et des troubles de santé mentale » a été accentuée par la pandémie, mais elle reflète bien une « attitude collective à l’égard de la contingence ». La fatigue agit en effet comme un révélateur social. Elle a donc une histoire –Georges Vigarello revient sur son Histoire de la fatigue dans un entretien – et elle jette une lumière sur les inégalités : la santé mentale des jeunes, oubliés  de la crise, est particulièrement affectée, comme le montre l’article de Marie Jauffret-Roustide. Pour Romain Huët, l’épuisement existait avant la crise ; si le covid a aggravé l’action du poison, il a aussi suscité des contrepoisons prometteurs et porteurs d’une autre conception de la vie sociale et économique. Esprit, une nouvelle fois, frappe dans le mille, au cœur des préoccupations quotidiennes de tout un chacun.

 

Il existe toujours un espace de liberté et d’évasion, un espace où échapper à l’asphyxie – c’est l’espace des rêves. Dans la nuit du 17 au 18 mars 2020, je fus réveillé par un violent cauchemar ; une immense vague menaçait d’engloutir l’esquif sur lequel j’étais embarqué. Nul doute que ce rêve n’ait été partagé par beaucoup : la matière onirique en effet circule plus qu’on le croit. C’est ce que montre avec une grande clarté l’excellent numéro de la revue dirigée par Nicole Lapierre et Edgar Morin, Communications. Dirigé par une des meilleures spécialistes du sujet, Jacqueline Carroy [2], le dossier « La circulation des rêves » propose d’explorer la part « interindividuelle et collective des songes [3] ». Il y a d’abord les rêves symboles de portes et de seuils, comme dans l’Odyssée, puis le rêve comme fait social-historique, divination et croyance. L’un des aspects particulièrement étudié ici est la question des collectes et des collections. Le numéro se clôt ainsi par un entretien avec l’historien Hervé Mazurel et la psychanalyste Élisabeth Serin qui ont recueilli des rêves durant la période du confinement, dans le cadre d’un « laboratoire de psychanalyse nomade ». Le Covid et le confinement ont jeté le « trouble dans les rêves ». Que sont-ils donc ces rêves pandémiques ? « labyrinthe du monde », « angoisse du toucher », ils expriment les « entraves du présent ». « Mémoires de la catastrophe » ils mettent « les morts à table », font surgir des trains de nuit et disparaître les papiers d’identité. Ils ouvrent enfin des « brèches dans l’avenir », « désirs de communion », « soifs d’ailleurs », « échappées belles », rêves de « déplier le monde ». Qui d’entre nous n’a pas eu la sensation que toute cette période n’était qu’un mauvais rêve, un cauchemar dont nous allions nous réveiller, que les rues n’étaient pas vraiment vides ni les commerces fermés, que ce n’était pas vrai, pas réelle l’obligation de se munir d’un justificatif pour sortir de chez soi, pas réelle l’interdiction de dépasser une distance d’un kilomètre, d’accéder aux rayons librairie et textiles des supermarchés pas réelle la mis en décontamination des livres, des jouets, des courses, pas réel l’arrêt de la vie sociale, économique et culturelle, pas réel le port du masque obligatoire, pas réelle la queue sur le trottoir pour se faire tester, pas réelle l’impossibilité de se rendre aux funérailles de ses proches, pas réelle l’impossibilité de boire un café en terrasse, pas réels les drones intimant l’ordre de se disperser à une famille jouant à la pétanque dans le seul espace vert disponible, pas réel les foucades délirantes d’un Diafoirus égareur de foules anxieuses, pas réels les collectifs de fabrication de masques, pas réel le recours à des sacs poubelle pour équiper les soignants faute de blouses… Qui n’a pas eu le sentiment de vivre un mauvais rêve, un cauchemar collectif ?

 

« Le cauchemar est-il contagieux ? » s’interroge Juan Rigoli dans un article revenant sur un épisode historique fascinant. En 1815, les huit cents hommes du Bataillon du régiment de Latour d’Auvergne furent en proie à la même terrifiante vision nocturne d’un chien monstrueux. Le docteur Laurent rapporte ce fait en 1818 dans une communication à la Société de médecine de Paris. Le thème de la contagiosité des cauchemars fit florès, nourrissant l’imaginaire et la littérature – Maupassant se souviendra du docteur Laurent pour son Horla. Mais si nous sommes confrontés à une épidémie cauchemardesque, les rêves demeurent heureusement polyphoniques – et il nous reste la possibilité de dormir, l’impérieuse nécessité de nous reposer et de rêver.

 

Dormir, dormir, c’est que va désormais faire cette chronique ! Ce modeste abécédaire se termine, il entre en sommeil, il dort. zzzzzzz En fond sonore, à voix basse, chante Robert Wyatt

 

I sleep on the wing

Above the rainclouds

Blown by the wind (no roots on earth)

No ground below (no ground below)

Just ruins (timeless)

Dandelion clocks (drifting)  [4]

 

Cette petite période parmi les revues s’achève. Je remercie André, Hugo et Yannick de leur accueil, les Corioliens de leur patience. Commencée lors du deuxième confinement, le 25 novembre 2020, pour échapper à l’asphyxie mentale, elle s’achève au début de l’été, le jour ensoleillé des cent ans d’Edgar Morin, le fondateur d’Arguments et de Communications. Tant que circulent les rêves et les idées, les mots et les musiques, les revues seront là pour nous aider à vivre et à comprendre un peu moins mal les mondes et les temps complexes que nous traversons – à les déchiffrer et devenir ainsi un peu moins analphabètes.

 

François Bordes

 

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[1]. « Une épidémie de fatigue », Esprit, n° 475, juin 2021.

[2]. Voir en particulier Jacqueline Carroy, Nuits savantes. Une histoire des rêves (1800-1945), Paris, EHESS Editions, 2012.

[3] « La circulation des rêves », Communications, n° 108, 2021, Le Seuil.

[4]. Robert Wyatt, « Alien » dans l’album Shleep (1997) https://www.youtube.com/watch?v=5G-jYxaF2YM