Ce début d’année 2024 marque un tournant dans la vie de Zone critique. Tout en restant fidèle aux exigences et ambitions qui l’ont fait naître, cette revue polymorphe esquisse un tournant et se lance un nouveau défi. Ses animateurs – Pierre Poligone et Sébastien Reynaud – évoquent les fondamentaux de la revue et les raisons de sa mue.
André Chabin – Commençons par faire un bond en arrière, j’allais dire un grand bond : car il y a en effet un peu plus de dix ans au cœur de l’année 2012, vous donniez naissance à une revue en ligne Zone Critique. Votre duo était tout jeune alors – vous n’êtes certes pas bien vieux aujourd’hui ! –, l’un et l’autre encore étudiants. Racontez-nous ce qui vous a motivé pour créer ce média ? Quelles étaient alors vos ambitions ?
Pierre Poligone – Cette question ne nous rajeunit pas effectivement ! Nous nous sommes rencontrés avec Sébastien Reynaud sur les bancs de la Sorbonne alors que nous étions en L3. Il avait déjà commencé à créer l’aventure Zone Critique, et il m’en a parlé avec ferveur. J’ai voulu le rejoindre et j’ai tout de suite été convaincu par le projet. En fait, cela correspondait à mon élan de lecteur. Nous partagions, je crois, le même désir de transmettre nos affects et notre enthousiasme. À vrai dire, j’ai toujours eu un rapport boulimique à la culture. J’ai eu la chance de grandir dans un milieu où j’ai pu être encouragé à lire, écrire et à oser prendre la parole. Or, c’est précisément l’un des enjeux de Zone Critique : devenir un espace de dialogue et de rencontre où on peut apprendre à exercer son regard et son goût.
Sébastien Reynaud – Lorsque j’ai créé Zone Critique, j’étais stagiaire dans le journalisme, au sein de médias tels que LCP, Transfuge, Lire… Je suis vite tombé amoureux de l’esprit des salles de rédaction. Par ailleurs, comme Pierre, je suis un amoureux de la lecture et de la littérature depuis ma prime jeunesse, et je cherchais à inventer un espace de transmission de ma passion pour certaines œuvres de littérature contemporaine.
André Chabin – Cette volonté trouvait-elle son origine dans un sentiment de manque ? Comme goûteurs de culture, aviez-vous l’impression que la parole critique était pauvre, insuffisante, qu’une presse frileuse et rare manquait de curiosité ou votre principale motivation reposait-elle avant tout sur votre volonté de faire partager vos passions de lecteurs et de spectateur ? Mais peut-être aviez-vous des modèles…
Pierre Poligone – Le manque n’a jamais été à l’origine du projet. Au contraire, je trouve que la vie culturelle est assez foisonnante en France. Vous êtes bien placés pour le savoir, mais je suis toujours émerveillé devant le nombre de revues et de projets culturels qui voient le jour. En fait, c’est cette vivacité intellectuelle qui nous a donné envie de nous inscrire dans ce paysage culturel. Nos modèles sont multiples. J’ai eu l’occasion de faire un stage à la revue Esprit quand j’étais étudiant, et j’ai été marqué par la manière dont fonctionnait une salle de rédaction. J’aimais voir défiler au sein des locaux de la revue des intellectuels, des journalistes et écrivains. De même, j’ai aimé les dossiers et l’exigence de la revue Nunc notamment portée par Réginald Gaillard. Mais j’ai également été nourri par des revues très différentes comme Jef Klak, un espace de créativité et de radicalité, ou Huis Clos qui met en avant aussi bien des séries télévisées à succès que des écrivains méconnus.
Sébastien Reynaud – Comme Pierre, certains magazines m’ont marqué, notamment la revue Transfuge. Je dois énormément, également, à Philippe Delaroche, l’ancien rédacteur en chef du magazine Lire. J’ai été profondément marqué par son humanité et la profondeur de son rapport à la littérature. Dans la continuité de ces deux magazines, nous avons cherché, avec Zone Critique, à inventer un espace où une parole à la fois rigoureuse et incarnée peut s’exprimer autour de la littérature contemporaine.
André Chabin – Vous portez en sous-titre « Rendre la culture vivante » et en bannière cette affirmation « Depuis sa naissance, Zone Critique défend une approche rigoureuse et accessible de la culture. » Voici trois adjectifs qui méritent d’être dépliés.
Pierre Poligone – Cette idée de la culture vivante est liée à Antonin Artaud dans sa préface du Théâtre et son double. J’ai toujours été marqué par ce texte que je trouve d’une puissance stupéfiante, et notamment ce cri sur la radicalité de la culture : « Protestation contre l’idée séparée que l’on se fait de la culture, comme s’il y avait la culture d’un côté et la vie de l’autre ; et comme si la vraie culture n’était pas un moyen raffiné de comprendre et d’exercer la vie. »
De même, notre objectif premier est de concilier un geste critique qui puisse être à la fois subjectif et exigeant. En somme, nous souhaitons conserver la rigueur intellectuelle que nous avons acquise sur les bancs de l’université tout en étant capable de s’adresser au plus large public possible. J’aimerais que nos lecteurs puissent se défaire d’une approche scolaire de la culture, car je crois qu’il faut renouer avec une démarche qui soit à la fois incarnée et affective.
Sébastien Reynaud – Que ce soit au collège, au lycée ou à l’université, l’approche critique de la littérature et de la culture est bien trop souvent froide et désincarnée. Il s’agit la plupart du temps de considérer l’œuvre littéraire comme un objet scientifique à disséquer. Nous souhaitons proposer une autre perspective à nos lecteurs : l’enjeu de la critique est d’abord de montrer à nos lecteurs la proximité profonde qui existe entre une œuvre et son lecteur. La littérature, le cinéma nous parlent de nous, de nos existences, de notre monde et de notre société : ils éclairent notre intimité et nous renseignent sur notre condition. La littérature contemporaine m’est infiniment précieuse pour comprendre le monde dans lequel je vis mais aussi mon rapport au monde : elle nous parle d’addiction au numérique, à la pornographie, aux réseaux sociaux, de fragmentation de l’attention, des nouvelles formes de violence dans le monde du travail, etc.
André Chabin – Quels sont les domaines de la création que votre Zone Critique s’emploie à couvrir ? Comment définiriez-vous vos spécificités par rapport à d’autres médias critiques – En attendant Nadeau, Diacritik par exemple ? Quelle est son rythme ? Est-ce que votre site se nourrit en continu ou paraît-il selon une périodicité définie ?
Pierre Poligone – À compter de ce mois de février, je souhaite que Zone Critique s’empare de la culture au sens le plus large de ce mot. Jusqu’à présent, nous avons fait la part belle à la littérature, au cinéma, aux spectacles et à l’art, mais j’aimerais que nous puissions encore élargir cet horizon pour traiter de tous les domaines de la culture : bande dessinée, musique, séries, etc. Nous sommes évidemment attentifs, curieux et ravis que certains projets similaires aux nôtres existent. Nous avons assisté avec bonheur à la naissance d’En attendant Nadeau et de Diacritik, et plus récemment de Collateral. Néanmoins, notre nouvelle formule se démarque par la place essentielle qu’elle accorde à la création contemporaine puisque nous souhaitons créer véritablement un espace pour que puissent se déployer de nouvelles façons d’écrire.
Sébastien Reynaud – L’ambition qui est la nôtre est de proposer un rapport exigeant, dense, nourrissant, approfondi à la culture au plus grand nombre. Zone Critique, à partir du mois de février dispose d’une nouvelle plateforme entièrement conçue pour la lecture sur mobile. Nous souhaitons vraiment ramener le plus large public possible vers la littérature, vers la richesse et l’ampleur de la littérature, mais en prenant acte des nouvelles pratiques de lecture, en prenant acte des nouvelles modalités d’attention du lecteur contemporain. L’attention contemporaine est hachée, fragmentée par les réseaux sociaux et les algorithmes. Notre économie de l’attention a complètement changé. Nous proposons donc des formats beaucoup plus courts, mais sans renier sur la qualité, l’exigence littéraire et intellectuelle : nos critiques se lisent en six ou sept minutes. L’enjeu, pour nous, est de nous adapter au rythme de vie de nos lecteurs, et de leur proposer des articles de grande qualité qu’ils peuvent lire à tout moment de leur journée, que ce soit dans le métro avant d’aller travailler ou dans leur lit avant de se coucher.
André Chabin – L’équipe qui participe à votre revue est à la fois nombreuse, mouvante et composée de jeunes gens. Quels sont les profils de vos rédacteurs ? Comment viennent-ils à vous ? Au demeurant étant donné la variété des approches, des domaines traités, ces divers contributeurs sont-ils soumis à votre bienveillant contrôle ou leur parole s’exerce-t-elle à leur initiative et en toute liberté ? Comment mesurez-vous leur expertise ? Bref, comment se passe chez vous la publication d’un article ?
Sébastien Reynaud – L’équipe rédactionnelle de Zone Critique, qui comprend aujourd’hui une centaine de rédacteurs, se développe de manière organique : la revue possède un public de plus en plus large, et nous recevons continuellement des propositions de contributions. Le magazine se nourrit de la pluralité des voix et des parcours de nos contributeurs : étudiants en littérature, cinéma ou arts, éditeurs, journalistes politiques et culturels, écrivains, artistes, cinéastes…
Néanmoins, il est primordial pour Pierre et moi de faire respecter une ligne éditoriale : nous défendons , comme nous l’avons dit précédemment, une approche à la fois rigoureuse et amoureuse de la littérature et de la culture, qui prend acte des nouvelles modalités d’attention et de lecture de notre société. De manière plus concrète, nos rédacteurs proposent des choix d’articles, recensions, dossier ou entretien, à partir de propositions que nous leur soumettons. Une fois l’article envoyé, il est soumis à une double relecture : par notre secrétaire de rédaction, Julie Manhes, et par Pierre ou moi.
André Chabin – Avez-vous quelque idée de vos lecteurs ? Avez-vous le sentiment, voire la conviction qu’à la jeunesse de vos auteurs répond la jeunesse de vos lecteurs. Ce serait là quelque chose de rare et de précieux. Qu’en savez-vous ? Dites…
Pierre Poligone – Nos outils de mesure des statistiques ne nous permettent pas pour l’instant d’avoir une mesure aussi précise qu’on pourrait l’espérer. Néanmoins, si l’on en croit les échanges réguliers que nous avons sur les réseaux sociaux avec les personnes qui nous suivent, notre lectorat se compose principalement de jeunes actifs et de grands lecteurs. Nous avons aussi, bien entendu, également un public plus âgé qui nous lit, mais nous nourrissons une grande ambition pour cette nouvelle formule. En effet, nous souhaiterions nous adresser à une jeune génération cultivée, mais qui a perdu le goût de la lecture. Nous aimerions réussir à faire renouer les gens avec le geste de lire et d’écrire.
André Chabin – Je me demandais s’il ne conviendrait d’ajouter un S au titre de votre revue tant elle s’invente des avatars – chaîne YouTube, podcasts, partenariat avec des événements culturels – elle a mué en une revue papier de fort volume paraissant tous les deux ans autour d’une thématique unique (La Crise sociale, La Famille, L’Aventure). Pourquoi avez-vous l’idée de passer au papier – supplément d’âme, supplément de travail ? Son volume 4 doit être dans les tuyaux. Où en êtes-vous de ce lourd chantier ?
Sébastien Reynaud – Effectivement, Zone Critique est un média qui se développe sur de nombreux supports. Cette dimension est primordiale pour nous, car nous souhaitons vraiment, à travers les différents outils que nous utilisons (podcasts, chaîne YouTube, revue papier et média web) inventer une nouvelle forme de communauté, hybride, à la fois matérielle et virtuelle, qui serait structurée autour du débat d’idées.
Pierre Poligone – Cette année, nous avons lancé et mené à bien de nombreux projets. Nous avons notamment repris la maquette de la revue papier pour en faire un objet qui accorde davantage de place à l’image tout en conservant son exigence intellectuelle. Notre numéro sur la fête vient donc de sortir et il est disponible sur commande sur notre site internet. C’est un très beau numéro avec de nombreux entretiens (Simone Liberati, Bertrand Blier par exemple) mais aussi avec des textes inédits de Bret Easton Ellis, Victor Dumiot, Patrice Jean, Agathe Saint-Maur ou Yannick Haenel. Nous avons également décidé d’accentuer la périodicité et nous avons pour objectif de réussir à sortir un nouveau numéro avant l’été…
André Chabin – Aujourd’hui vous annoncez un « tournant décisif » : en effet jusqu’ici Zone Critique était libre et gratuit d’accès et en ce début d’année vous lancez une campagne d’abonnement. Pourquoi ce changement de pied ? Est-ce que tout Zone critique va devenir payant ? Ou une partie seulement et si oui quels seront donc les privilèges des abonnés ?
Sébastien Reynaud – Depuis le 05 février 2024, Zone Critique est en effet devenu un média payant. Nous tenons à insister sur le fait que nous avons laissé l’intégralité de nos archives en accès gratuit, afin de répondre à notre ambition de diffuser la culture au plus large public possible. À côté de ce contenu gratuit, une formule abonnement a effectivement vu le jour. Ce changement nous a semblé indispensable pour professionnaliser notre magazine, développer la qualité de notre contenu éditorial en trouvant un modèle économique et en rémunérant nos équipes.
Nos abonnés auront accès à des privilèges uniques ! Nous leur proposons une formule que nous avons passé six mois à inventer. L’enjeu pour nous, à nouveau, est de faire renouer notre lectorat avec un rapport dense et riche à la littérature. Nous leur proposons ainsi trois types d’articles différents : chaque jour, notre abonné pourra retrouver une critique sur notre site, c’est-à-dire une étude dense d’une œuvre contemporaine. Par ailleurs, nous lançons un nouveau format, « Cultes » : l’enjeu de ce format est de donner envie, en cinq minutes de lecture, à notre lecteur de découvrir ou redécouvrir une œuvre culte, c’est-à-dire une œuvre qui n’est pas forcément très connue mais qui possède un cercle restreint de fidèles et d’admirateurs. Enfin, nous publions des textes de création rédigés par des écrivains contemporains. Zone Critique est une plateforme qui défend la création contemporaine. Chaque mois, nous publions ainsi dix micro-fictions à la fois écrites par des primo-romanciers, ou par des écrivains plus confirmés.
Pierre Poligone – Par ailleurs, nous faisons également le pari du papier et du format court puisque nos abonnés auront aussi la chance de recevoir chaque mois dans leur boîte aux lettres un court texte d’un jeune écrivain contemporain dans le cadre de notre collection « Vrilles ».
André Chabin – J’ai envie de conclure sur deux notes plus personnelles. D’abord vous interroger sur une rareté dans l’univers revuiste : la durée, la vigueur de votre attelage. 10 ans à fabriquer du commun : comment ça tient ? « La vie sépare ceux qui s’aiment », dit la chanson et pour ceux qui ensemble produisent un tel objet, le mouvement de la vie de chacun n’est-il pas un « poison » ? Votre activité éditoriale – on l’a vu – est débordante, donc chronophage : n’est-elle pas un obstacle à vos travaux personnels ?
Sébastien Reynaud – L’attelage tient car nous partageons avec Pierre un même horizon : celui de la transmission de ce qui nous anime, à savoir notre passion dévorante pour la littérature contemporaine. Par ailleurs nos approches, nos goûts, notre regard se nourrissent réciproquement.
Cette passion pour la littérature, cette volonté de la transmettre à tout prix nous éloigne également d’un horizon de pure rentabilité qui contribuerait à déshumaniser en profondeur notre projet. Nous sommes animés par un désir qui dépasse la simple sphère économique. Si l’activité éditoriale de Zone Critique est donc bien chronophage, elle est également profondément nourrissante et je n’ai pas le sentiment, de mon côté, qu’elle empiète sur d’autres travaux plus personnels !
Pierre Poligone – Quand j’ai rejoint Zone Critique il y a 11 ans, je ne savais pas où allait me mener cet engagement initialement associatif. Une chose était certaine : je partageais la même vision et le même désir que Sébastien. Le projet a évolué avec nous, il a grandi et ça a surtout été l’occasion de créer un nouveau cercle de sociabilité. Zone Critique est devenue une part essentielle de notre vie culturelle, mais aussi amicale. Le changement de dimension du projet a transformé également la relation que nous entretenons avec la revue. À présent, Zone Critique occupe aussi une partie importante de ma vie professionnelle. À côté, je rédige aussi une thèse de littérature sur les relations entre écriture, souffrance et mystique chez Simone Weil, Joë Bousquet, Vincent La Soudière et Béatrice Douvre. Il est vrai que ce travail de thèse devient plus difficile à mener en raison de l’essor de ce nouveau projet. Néanmoins, Zone Critique est aussi l’occasion de mettre en valeur ces écrivains qui me sont chers !
Propos recueillis par André Chabin, février 2024.
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