Revoir les revues

Une histoire de famille. Une histoire de revue. Des histoires d’amitié. Valérie Deshoulières se souvient de Villa Europa, la revue qu’elle créa et anima, de « la ferveur incroyable » qui emporte le Salon de la revue au gré des rencontres et des échanges : un bonheur absolu, dit-elle. Elle nous l’offre en partage.

 

Salon de la revue

 

Que savais-je des revues quand j’ai fondé, en 2009, Villa Europa, la revue de l’Institut français de Saarbrücken – dénommé aujourd’hui Institut d’études françaises – dont le siège, propriété du Land de Sarre, n’est autre que la belle Villa Europa, abritant non seulement l’Institut (ceci explique cela), mais aussi l’Université franco-allemande et l’Université de la Grande-Région ? D’abord, qu’elles avaient nourri mes études de lettres, de la classe de première au Lycée André-Maurois, à Deauville, jusqu’à ma thèse de doctorat, soutenue à Paris IV-Sorbonne il y a fort longtemps, puis d’habilitation à diriger des recherches (HDR) à l’Université de Clermont Auvergne, en passant par les deux années de classes préparatoires au lycée Malherbe, à Caen, puis au lycée Henri IV, à Paris. Je me souviens, en particulier, de la revue Europe : j’aimais son titre tout autant que son fondateur. Si un homme a incarné la curiosité comparatiste, c’est bien Romain Rolland.

 

J’ai découvert, grâce à elle, la fécondité du dialogue interculturel. Je lui dois aussi la vocation européenne de ma recherche, de mon enseignement et de mon engagement citoyen avant que je ne découvre, un peu plus tard, qu’il y avait un Monde au-delà du Vieux monde. Un esprit universel au-delà de l’esprit européen. L’Université de la Sarre en effet s’est tournée peu à peu, bien au-delà du franco-allemand, vers la Méditerranée. Et au nom de Patricia Oster-Stierle, admiratrice inconditionnelle des valeurs françaises et européennes, sont venus s’ajouter ceux de Hans-Jürgen Lüsebrink et de Markus Messling, deux fervents défenseurs des langues et des cultures africaines. Le monde des revues a donc d’abord constitué pour moi un accès aux littératures européennes : française, allemande, italienne, anglaise, espagnole, puis un pont vers le continent africain. Après Europe, ce fut Présence africaine qui fit son entrée dans ma bibliothèque. Un monde associé dans tous les cas à la critique.

 

Mon arrivée à Paris en 1981 me fit découvrir un autre monde : celui de la création. J’aurais dû théoriquement me concentrer sur ma préparation au concours d’entrée à l’École Normale Supérieure, mais allez faire entendre raison à une jeune fille curieuse de tout et de chacun venue de sa province normande et tourmentée par une faim que rien ni personne ne parvenaient à rassasier. Dans un café, sans doute, ou bien sur un banc, dans un jardin, (flâner à dix-huit ans dans les rues et les parcs de Paris, quel miracle surréaliste !), je devais rencontrer une poétesse et artiste peintre, Colette Klein, qui m’entrouvrit les portes de la revue Phréatique.  Et j’ai immédiatement aimé cette alliance de textes et d’images. J’ai beaucoup pensé à elle, sans oser la recontacter cependant (comment se souviendrait-elle de moi ?), quand j’ai publié mes premiers textes de création, en amont de chacun de mes romans, sous le pseudonyme de Sophie Khan. D’abord dans la revue de la Villa Médicis en 1993 : Odyssée (suite et fin), puis en 2008 : Eurydice 07 dans (ER), revue de littérature de littérature & d’arts plastiques publiée par Fragment 135 (dir. Florent Labarre, Claire Prasloix), enfin, en 2012, dans la revue Sprezzatura (dir. Luc Guéguan, Métie Navajo). Je me souviens d’avoir éprouvé à ces divers moments de ma vie un sentiment de liberté totale. Renouer avec l’esprit bohème supposait une forme d’audace que je croyais avoir perdue. Ce courage-là, ce sont donc des revues qui me l’ont rendu.

 

Avec Villa Europa il me fut enfin possible de rejoindre le « peuple » des revuistes. Car il faut être un peu cronope, aurait écrit Julio Cortázar, pour le fréquenter. En vérité, les responsabilités que j’exerçais en Allemagne, la dotation, en particulier, dont j’avais bénéficié grâce à l’Université de la Sarre pour fonder cette revue de critique et de création faisait de moi une fameuse au pays des cronopes. Je n’avais pris aucun risque financier et la diplomatie franco-allemande se réjouissait profondément de cette initiative : je n’eus pas à batailler pour qu’elle soit publiée. En découvrant, en 2010, Ent’revues, « la revue des revues », et son infatigable rédacteur en chef André Chabin, grâce au formidable Jacques Munier, porte-parole des revues sur France Culture, c’est un esprit à la fois libertaire et généreux qu’il me fut donné d’explorer. La décennie qui suivit fut joyeuse et créative. Je me souviens de cet amour gratuit (agapétique ?), de cette ferveur incroyable qui circulaient chaque année dans les allées du Salon de la Revue organisé de main de maître à l’espace des Blancs-Manteaux. Des échanges de textes, des conversations exaltées, des valises à roulettes, des libations du soir-espoir qui rythmèrent la publication des 9 numéros de Villa Europa. Quelle belle intensité ! Jamais mon engagement dans le triple contexte de la recherche scientifique, de la création artistique et de l’action concrète ne trouva mieux à se déployer qu’à l’automne, à Paris, sous cette halle où, toute timidité envolée, je hélais ceux qui passaient devant mon stand par ces mots : « Ceci n’est pas une revue d’architecture… ». La Villa Europa, aux harmonieuses proportions, figurait en effet en couverture.

 

Et je fus fière, oui, fière de défendre avec la même vigueur les textes de Yannick Haenel, Philippe Beaussant, Dominique Schnapper, Carlo Ossola, Hédi Kaddour, Azouz Begag, Camille de Toledo et de tant d’autres… et ceux des étudiants français et allemands de l’Université de la Sarre. Le monde des revues, c’est essentiellement cela : le partage des connaissances et de l’enthousiasme au nom du Bien commun. Et je fus heureuse, oui, heureuse d’abandonner mon stand des demi-heures entières pour aller bavarder avec Sanda Voïca, Lakis Proguidis, Johan Faerber, Réginald Gaillard, André Ughetto et tant d’autres… et rêver avec eux de projets communs susceptibles de fédérer des énergies positives, des hommes et des femmes de toutes nationalités et de tous âges. Époque bénie des dieux, par conséquent, que celle où régna, à la Villa Europa, une incroyable effervescence dont Jean-Baptiste Para, Jacques Munier et l’équipe de Sprezzatura, nos invités, furent témoins. Le sentiment de gratitude m’importe en effet plus que tout autre. Rien de plus émouvant pour moi que de voir briller dans les yeux de la jeunesse la petite flamme de l’espérance et j’espère l’avoir attisée entre 2008 et 2022.

 

Villa Europa à Sarrebruck © CC0/AnRo0002

 

Puis ce fut l’année 2015.

Puis l’année 2020.

Puis plus rien.

 

Je ne veux pas croire que le monde des revues disparaisse avec le monde d’avant. Les cronopes sont souples et protéiformes. Ils savent très bien que les combats d’aujourd’hui ont changé de nature. Les revuistes se reconnaissent d’abord comme les habitants de Gaïa. Et c’est avec courage qu’ils lui feront face. Ont-ils d’ailleurs jamais cessé de lui « faire face » pour reprendre les termes du très regretté Bruno Latour ? Au-delà des orientations politiques et des particularismes nationaux. « Entre les langues », comme en rêvait Roman Léandre Schmidt en 2015, dans le sillage de Heinz Wismann, à l’occasion d’un superbe colloque organisé à l’Abbaye d’Ardenne, près de Caen, par l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), Sciences Po Paris (Emmanuelle Loyer) et Ent’revues (André Chabin) : Les revues internationales et l’espace européen. Nous ne nous sommes pas contentés de brasser des idées entre les piliers de ce lieu unique, naguère de culte et de culture désormais, chacun de nous est reparti animé*e du désir de mettre en pratique nos envolées lyriques, nos belles échappées.

 

Grâce à ces riches échanges, je mis personnellement à profit une résidence d’écriture au Monastère de Saorge, en 2016, pour jeter les bases d’un programme citoyen (politique ?) de Recherche/Création/Action : ALTHEA – Alliances Théoriques des Humanismes Européens et Alternatifs dont les équipes de l’Institut français de Saarbrücken et de l’Université de la Sarre ont réalisé de nombreux points. Villa Europa s’en est fait le fidèle reflet. L’orientation de notre revue fut clairement l’écologie comme forme de vie et paradigme de pensée. ALTHEA et les actions concrètes qui l’accompagnaient souhaitaient en effet défendre et pratiquer une nouvelle écologie des Savoirs, des Traductions, des Cités et des Exils dans le contexte européen. Nous aspirions à rassembler, autour de valeurs communes, sur le territoire de la Grande-Région des chercheurs, des artistes et des populations, afin de promouvoir une nouvelle urbanité, un “mieux-vivre ensemble” dans les Cités de la Grande-Région et en Europe à l’heure de l’immigration. Ce mouvement de pensée ne devait pas constituer seulement une expérimentation sur un territoire, mais avec un territoire.

 

Voilà quelle fut ma famille (mon peuple)  jusqu’en mars 2020.  Je la remercie de m’avoir accueillie aussi chaleureusement et d’avoir à ce point galvanisé ma vie. D’universitaire, de responsable institutionnelle et d’écrivaine. Je lui dois un bonheur sans mélange. Un bonheur, oui, (H)absolu.

 

Valérie Deshoulières

 

 

Villa Europa, Revue de l’Institut français de Saarbrücken (Critique & Création) fondée en 2009 en partenariat avec l’Université de la Sarre. Numéro 1 (octobre 2010, 135 pages) : textes inédits de Dominique Schnapper, Jacques Dewitte, Élodie Lélu, Yves Hersant, Azouz Begag, Belinda Cannone, Valentine Goby, Jean-Christophe Valtat, Theresa Révay, Éric Vigner, Sophie Khan et des étudiants de l’Atelier de Création & d’Action culturelle de l’Université de la Sarre. Numéro 2 (octobre 2011, 118 pages) : textes inédits de Marie-Hélène Bersani, Antonio Gacia, Camille de Toledo, Tiphaine Samoyault, Charlotte Lacoste, Claude Mouchard, Hédi Kaddour, Jean-Marie Blas de Roblès, Yannick Haenel, Philippe Beaussant et des étudiants de l’Atelier de Création & d’Action culturelle de l’Université de la Sarre. Numéro 3 (octobre 2012, 146 pages) : textes inédits de Pierre Brunel, Ariane Charton, Jean-Michel Mathonière, Jacques Rupnik, Camille de Toledo, Marion Aubert, Carine Lacroix, Lorette Nobécourt, Fernand Cambon, Jean-Baptiste Para et des étudiants de l’Atelier de Création littéraire & d’Action culturelle de l’Université de la Sarre. Numéro 4 (octobre 2013) : textes inédits de Wolfgang Asholt, Rémi Brague, Véronique Brumm, Lakis Proguidis, Heinz Wismann, Patrick Laupin, Carole Martinez, Emmanuelle Pireyre, Métie Navajo, Cécile Wajsbrot et des étudiants de l’Atelier de Création littéraire & d’Action culturelle. Numéro 5 (octobre 2014) : textes inédits de Solange Bied-Charreton, Gilles Buscot, Georges-Arthur Goldschmidt, Hans-Jürgen Greif, Alain Leygonie, Alexandre Postel, Martin Rueff, Jacques Semelin, Agnès Spiquel. Numéro 6 (octobre 2015) : textes de Jean-Chistophe Bas, Yves Humann, Jean-Yves Masson, Nathalie Nabert, Francoise Wuilmart. Numéro 7 (octobre 2016) : textes d’Emmanuel Prokob, Alessandro Giacone, Michèle Guyot-Roze, Claire Audhuy, Christian Scholz, Frédéric Verger, Frédéric Brun, Michaël Glück, Olivier Barrot. Numéro 8 (octobre 2017) : textes inédits de Barbara Cassin, Alexis Nouss, Fabienne Brugère, Guillaume Le Blanc, Richard Stock, Philippe Forest, Leïla Sebbar, Myriame El Yamani, Julien Donadille, Thomas Vercruysse. Numéro 9 : Spécial « Journée de l’Europe 2019 » (octobre 2019) : textes inédits de Francis Wolff, Ghislaine Alajouanine, Alain Montandon, Emmanuelle Beyer, Jacques Renard, Claudia Polzin-Haumann, Bertrand Sinapi, Amandine Truffy, Jean-Claude Berutti, Eugen Georg, Camille de Toledo.

Recensions : France-Culture, Revue Europe, La Revue des revues.