Revues en vue

 

Qu’est-ce qu’on fait d’une revue une fois qu’on l’a lue ?

 

 

On la donne, on la prête (en glissant négligemment à l’heureux destinataire que ça n’est pas très grave si on ne vous la rend pas…), on la découpe (une page, un article, des images…), on la met de côté, sous une autre revue, en attendant que (que quoi ?), on la met à côté de l’auteur concerné (dans ma bibliothèque, l’énorme Témoins de Sartre en 2 volumes publié par Les Temps Modernes, octobre-décembre 1990, 1433 pages, 180 francs côtoie la malingre et néanmoins double revue Encres vives/À la lettre consacrée à Maurice Roche, printemps 1973, 140 pages, 15 francs !), on la perd (pour de faux) ; on l’oublie (pour de bon)…

 

De fait, une revue ressemble parfois, souvent, à ce vêtement que l’on achète sur un coup de tête, que l’on met aussi vite que l’on ne met plus : on le regarde mais on ne sait pas si on le garde : bref, c’est l’armoire – la bibliothèque – ou la poubelle.

 

 

Ou alors ? On peut toujours imaginer une pièce, un antre à revue, quelque part entre le salon et la cave à vins, ce serait un peu comme un port d’attache, ou de plaisance, ou de plaisir. De loin, vous distingueriez quelques longilignes silhouettes, d’autres plus épaisses ; de près, des numéros sur des tranches, des noms d’animaux à dormir debout (Le Coq-Héron, La Femelle du requin), d’autres qui vous font rêver les yeux grands ouverts (Le Fou parle, La Moitié du fourbi), d’autres qui ont depuis longtemps jeté l’encre (Les Cahiers du chemin) !

 

Il y aurait bien sûr les revues au long cours, La Nouvelle Revue Française, puis La Nouvelle Nouvelle Revue Française, aujourd’hui abrégée en NRF, Les Lettres Nouvelles, Critique, Europe, Tel Quel et son rejeton, L’Infini, et j’en oublie sûrement : ça vous classe un homme et l’homme les classe : par dizaines de décennies, centaines de numéros, sans compter les spéciaux, les hors-séries, les reprints…

 

Il y aurait encore les petites embarcations, frêles esquifs, et solides pourtant, qui tiennent leur cap contre vents et marées : Les Moments Littéraires, qui bat pavillon intime, serait l’une d’elles. Faire part, qui accoste le mouvant ponton de la poésie, en serait une autre.

 

 

Il y aurait aussi les revues qui naviguèrent en eaux vives (Fig. de chez Fourbis), les revues qui abordèrent des terres inconnues, ou oubliées (la bien nommée Grandes Largeurs*), les revues d’avis de tempête (quel titre que ce Jungle – Sur les pas fauves de vivre !). Elles furent objets précieux comme des boussoles, qui m’ont permis de suivre le cap des arts et de la littérature, quand on commençait vraiment de les appeler contemporains.

 

 

 

 

 

Les revues qui ont coulé, dès leur première sortie (qui se souvient du très élégant Le Pli édité à Lyon, un seul numéro zéro, me semble-t-il ?) ; les revues qui ont tenu, puis plus rien que le souvenir d’avoir été porté, transporté par elles (ainsi de Scherzo, le temps d’une demi-décennie).

 

Celles qui viennent de loin : The Poetry Review , Melody Maker (j’en ai quelques numéros. D’où sortent-ils donc ?).

 

De très loin (et d’assez haut) : deux numéros d’Existences, la revue des étudiants de Saint-Hilaire du Touvet (avec les premiers textes de Barthes…).

 

Celles qui reviennent, ou sont revenues de loin : La Main de Singe, L’Autre journal ; vous me direz que ça n’était pas une revue, mais c’était bien plus qu’une revue, un état d’esprit, comme le rêve des mots qui prendrait corps. Elle jouera les prolongations au début des années 90 : ce sera Encore, puis L’Azur ; puis on ne la verra plus que comme un horizon inatteignable…

 

Marcel Duchamp, 1934

 

Il y aurait enfin la revue seule, perdue au milieu de l’océan des autres revues, radeau de fortune qui a résisté au temps qui passe, son existence qui rappelle vaguement quelque chose à son lecteur : d’où ressort-elle, cette revue au nom improbable pêché quelque part du côté de Duchamp, de quel Moi ancien me parle-t-elle ? Le Soigneur de gravité, ainsi s’appelait-elle. Ainsi m’appela-t-elle. Je ne l’ai ni prêtée, ni donnée, ni jetée. On ne jette pas une bouée. À moins que…

 

 

Roger-Yves Roche

 

 

 

*Lire l’article de Michel P. Schmitt, « Grandes largeurs, une aristocratie littéraire du style », dans La Revue des revues no 47.