

Le 11 mars, c’est le jour du « Quart d’heure de lecture national ». Sous l’impulsion du CNL, un peu partout, dans les classes, dans les librairies, au travail, des initiatives sont mises en place pour encourager la lecture, montrer qu’elle a quelque chose à voir avec « la vraie vie », qu’elle n’est pas qu’une activité solitaire mais s’inscrit dans la cité. On pourra y voir une belle cause, un labeur prométhéen ou un geste militant. Cela met un coup d’arrêt, une fois par an, au rythme quotidien de nos tâches pour laisser un peu de temps à la lecture, à la valorisation d’une activité qui, malgré sa centralité dans nos existences et pour notre cohésion culturelle, pâtit de l’accélération effarante de nos existences. Alors, prenons ce temps-là, pour suggérer des lectures… de revues !
Car oui, la revue, sa forme même, son organisation, ne semble-t-elle pas parfaitement indiquée pour ces moments brefs et intenses qui suscitent de la langue, des idées ou des voix ? Par leur variété et de formes et de contenus, par leur manière d’aller tous azimuts, de s’accommoder de la lecture intermittente, par leur manière infiniment variée de parler du monde et d’y faire signe, elle peuvent faire entendre bien des différences.
Ent’revues vous propose donc – telles des pistes à suivre – quinze lectures pour ce quart d’heure. Des lectures qui nous font dévier, interrogent le monde, nous y incluent autrement. Des lectures qui font entendre des langues altérées, font comme des signes dans le langage, qui interrogent notre époque, ce qu’on y fait, comment les individus résistent à la facilité ou au prêt-à-penser. Car c’est à ça que servent les revues, et c’est à ça aussi que sert la lecture !

Pour commencer, faisons entendre de la poésie italienne, découvrons des poètes, comme Laura Di Corcia qui, dans la revue de belles-lettres, nous avertit :
Maintenant il n’y a plus que la langue
pour dire que le roi est tout nu
que nous aussi nous sommes nus
tous.
C’est un peu ce que nous invite à faire, avec une énergie et une inventivité tout à fait étonnantes, Marlène Soreda dans sa nouvelle aventure d’une revue à elle seule : Déclouer le bec qui fabrique vraiment quelque chose du monde tel qu’il ne va pas et de ce que les individus, seuls et résolus, peuvent tenter d’y sursoir ! Comment parler des désordres du monde, de ses violences, comment mettre en lumière les « Odyssées » des migrants invisibles ? Voici le but du nouveau numéro d’une revue ancienne – hommes et migrations qui change de nom pour devenir mondes & migrations – qui continue de penser, dans toutes ses complexités, l’histoire et la réalité des immigrations, envisagées, de plus en plus, dans une dynamique globale.
Les revues ainsi nous épaulent dans l’épreuve du présent, nous donnent à mouliner des idées, à questionner nos réalités politiques, à envisager puissamment les enjeux d’aujourd’hui. Comment, dans le contexte de tensions actuel, ne pas s’intéresser au dernier numéro d’Histoire de l’art qui s’emploie à penser les rapports entre « Art et autoritarismes » (on appréciera le singulier et le pluriel !), pour mieux concevoir des manières d’engager l’art dans l’existence et les réalités sociales. Lecture fort utile comme celle, régulière, de la canonique revue Esprit qui récemment, s’est intéressée autant à la crise paysanne, la guerre en Ukraine qu’à la façon dont on « gère » les maladies mentales… Son numéro de mars éprouve la pensée de Merleau-Ponty à l’aune de l’anthropocène (ne pourrait-ce être le contraire tout autant ?).
Pour penser ainsi le monde contemporain, pour se confronter à la complexité du monde, pour nourrir un débat nécessaire, on pourra se plonger dans l’une des revues les plus dynamiques du moment – soit sous format papier soit sur son site – : Le Grand Continent qui s’attache à cartographier les grands sujets de la pensée et de la politique et les fait s’entrecroiser en les redisposant différemment. Entreprise fort utile pour des temps quelque peu obscurcis… Une autre revue s’emploie à parler du monde autrement : En attendant Nadeau. En faisant le choix de penser par les livres, en déplaçant et en médiatisant toujours les points de vue ou les idées, en attisant la curiosité pour des fictions ou des formes qui parlent de nous, elle nous engage à sa façon dans le monde. Les revues sont des lieux de la critique, du jugement, de la médiation culturelle. Pourquoi ne pas lire alors quelques articles de Diacritik, d’AOC ou les entretiens fournis de Collateral pour mieux cerner et s’informer sur la vie des idées et de la littérature contemporaine, pour les faire se frotter avec un autre temps de la lecture, une autre respiration ?
Ou bien, pour faire retour sur les traces du passé en se plongeant dans la belle revue Images documentaires qui consacre un numéro à la « Présence du passé », sur la manière dont il trouve une forme filmique – depuis l’archive jusqu’à la place des architectures ou des monuments… –, dont il induit une grammaire différente. Ou encore, toujours pour fouiller le temps, questionner « les âges », sujet polymorphe que porte le dernier numéro de Sigila, l’étonnante « revue transdisciplinaire franco-portugaise sur le secret » (quel sous-titre et quel projet !) dans laquelle se côtoient François Hartog et Michel Leiris, António Lobo Antunes et la Révolution des Œillets…

Surtout les revues font vraiment entrer la littérature dans nos vies. On s’en convaincra plus qu’aisément en se jetant sur le soixantième numéro de La Femelle du Requin qui poursuit une aventure rare et obstinée au plus près des écrivains et des mondes qu’ils constituent. Après de magnifiques numéros consacrés à Jean-Baptiste Del Amo, Laurent Mauvignier, Tristan Garcia, Sara Mesa ou Jane Sautière, cet opus regarde du côté d’Olivier Rolin et de Mariana Enriquez… En se plongeant dans le beau numéro d’animal, on lira de formidables textes de Marc Graciano, Esther Tellermann, Valérie Rouzeau, Matthieu Freyheit, Hervé Piekarski ou Hortense Raynal…
Pour finir, car il faut bien finir, puisqu’un quart d’heure ne compte que quinze minutes, pourquoi ne pas se plonger dans une grosse revue annuelle, travaillée, poussée, bel objet et lieu de réflexion qui fait aller la pensée et les savoirs dans maintes directions… Lisons, à la manière dont on lit La Vie mode d’emploi de Perec, la livraison du Magasin du XIXe siècle intitulé « Les étages de la vie ». On y entendra toutes les aventures et du passé et du présent, celle de la vie finalement, qui obéit à tous les élans de l’esprit… Et comme ces lectures, comme les revues, sont faites pour être partagées, pourquoi ne pas y consacrer ces quinze minutes, là, maintenant, aujourd’hui, tous ensemble ?
Plus d’informations
Liste des 15 revues :
AOC / animal / Collateral / Déclouer le bec / Diacritik / En attendant Nadeau / Esprit /
La Femelle du Requin / Le Grand Continent / Histoire de l’art / Images documentaires /
Le Magasin du XIXe siècle / mondes & migrations / rbl – la revue de belles-lettre / Sigila