La revue est un chantier politique

Le nouveau numéro d’Écarts d’identité est conçu comme une réplique. Pas simplement comme un revers ou un contre-discours, mais comme un espace qui promeut une parole contraire, résistante. Face à une rhétorique négative et xénophobe qui contamine à la fois les discours politiques et médiatiques – sans qu’on sache toujours bien lequel entraîne ou amplifie l’autre –, il a semblé à l’équipe d’Écarts d’identité important de recueillir un discours différent sur les migrations et d’interroger leur énonciation ou leur nature dans un contexte singulier et agressif. Car en regard de cette montée du rejet se constituent d’autres discours, des manières neuves de s’engager, de militer. C’est une réaction à la réaction en quelque sorte. On peut y lire des paroles diverses, de tous horizons : d’artistes, de chercheurs, de travailleurs sociaux, du corps médical, de juristes, de citoyens…

Il se joue dans la manière dont on pense et agit à partir des situations migratoires – actuellement urgentes – une manière d’investir les enjeux politiques et éthiques. Cette livraison de la revue questionne la place de cette thématique dans la (ré)activation des modalités d’engagement dans la cité et de modélisations politiques nouvelles. Les revues peuvent être, encore, des chantiers politique. Des lieux dans lesquels se conçoivent des politiques, des manières d’être ensemble. L’un des traits les plus forts de cette revue qui travaille ces sujets depuis longtemps, consiste en une implication militante et se base sur la promotion de l’idée que la mémoire des migrations, la compréhension de ces phénomènes, leur appréhension positive, permet de penser, en continu, ce que c’est que notre nation. Et depuis la présidence de Nicolas Sarkozy jusqu’aux « grands débats » récemment lancés sur tout le territoire, on comprend bien que la question, la manière dont on l’aborde, ce qui se joue à partir d’elle, se trouve au cœur de notre vie politique et citoyenne. Décaler le regard, offrir des manières plurielles de la concevoir et de l’analyser, apparaît ainsi urgent et nécessaire.

L’objet de ce numéro est de déconstruire notre conception des migrations en les confrontant non pas à des idées toutes faites ou idéologiques mais à des expériences pratiques et documentées. Il semble urgent de se départir du fantasme et de s’inscrire dans une réalité sociale et humaine qui le contredit clairement. Les phénomènes migratoires, leur réalité présente, les modifications de leur histoire et de leurs proportions, réclament une pluralité de discours et de méthodes. Et c’est dans la circulation de ces derniers – depuis la réflexion académique et universitaire jusqu’aux témoignages – que l’on peut envisager un enjeu politique et social essentiel.

 

Écarts d’identités promeut une mémoire et des actions qui relèvent autant d’une reconnaissance que d’une conviction : il faut représenter justement les migrations. Le dossier de ce numéro, « Les sentiers de la dignité », s’emploie à offrir des réflexions et des expériences qui nous aident à éclairer, depuis tous les champs de la pensée, les engagements divers qui se font jour dans le contexte actuel. On pourra ainsi réfléchir avec Marina Chauliac la manière dont, en tant qu’anthropologue, elle s’engage dans son « terrain », sur la spécificité d’une recherche sur ces sujets, sur ce qu’elle implique de soi et des stratégies que le chercheur peut déployer pour demeurer équilibré. Il faut réfléchir son engagement nous dit-elle, comme on doit appréhender l’épaisseur historique des migrations et l’évolution de sa réalité, comme le fait Warda Houti dans un entretien qui rappelle le changement des générations et la prise en charge d’une mémoire qui influe sur la manière dont on agit sur des questions politiques (la Marche de 83). Cette mémoire, souvent oblitérée, ne doit pas être reléguée ou minorée, comme l’explique Catherine Wihtol de Wenden en interrogeant les liens mémoriels et la construction de la mémoire de l’immigration. Mais la politique migratoire s’inscrit dans l’urgence du présent, dans les choix éthiques et politiques, c’est une réalité qu’il faut considérer. On lira le travail précis et détaillé de Charlie Dupperon et Spyros Franguiadakis sur les enjeux de l’accueil des migrants. Et dans ce présent, dans une actualité qui semble toujours pressurée et qui s’enchaîne sans discontinuer, il faut réaliser, comme nous y invite Abdellatif Chaouite, à considérer le migrant comme un élément révélateur, comme un signal et non comme une cause des dysfonctionnements de notre société républicaine. Ce qui est passionnant dans ce dossier, c’est l’approche plurielle de ces sujets. On y passe de la philosophie et de la géographie – Sergueï V. Schubin – à des études ancrées dans le réel le plus quotidien ­–  Dominique Raphel qui décrit le travail des interprètes et l’entretiens avec Ayham, juriste et interprète bénévole syrien.

Écarts d’identité a le mérite de déployer une réflexion complexe sur des questions qui pâtissent terriblement d’une simplification outrancière et démagogique qui pollue un débat et des enjeux vitaux pour la société française (et plus largement européenne). On y pense de plusieurs côtés, serait-on tenté de dire. Et c’est cette pluralité qui rend la démarche d’une revue engagée intéressante. Ce numéro propose, comme d’habitude, des recensions de livres – l’Histoire populaire de la France de Gérard Noiriel qui a fait beaucoup débat, l’enquête sur la radicalisation de Dounia Bouzar, le livre du sociologue Smaïn Laacher chez Gallimard par exemple. Dans sa section revues – on prêche aussi pour sa paroisse –, on trouvera quelques idées de lectures aussi : Migrations Société, Hommes & Migrations, Bacchanales, Critica Masonica par exemple.

 

Concert de Carte de séjour en 1983 à Lyon

On ne peut pas ne pas parler de l’hommage assez développé que la revue consacre à Rachid Taha récemment disparu. On lira avec grand intérêt le long texte de Philippe Hanus avec Myriam Chopin, Brigitte Giraud et Abdelkader Belbarhi, qui resitue le parcours du chanteur né à Oran en 1958 et rappelle la place singulière qu’il a pris dans la jeunesse lyonnaise puis française. On lit, au gré des témoignages, la création de Carte de séjour et sa carrière solo, ses engagements, ses galères et ses sorties pleines de provoc’. C’est émouvant, mais pas que. On y entend une voix grave émaillée d’une raucité bouleversante, une posture, une attitude, une espèce de révolte permanente, de résistance assurément. Et c’est bien de ça dont on a besoin, non ?

 

Hugo Pradelle