R de revues : L comme Librairies

 

Avez-vous connu R de Réel, merveilleuse revue proposée par Raphaël Meltz et Lætitia Bianchi, avant Le Tigre ?
Elle proposait un programme alphabétique qu’elle a tenu au gré de 24 numéros.

Vingt ans plus tard, l’ami François Bordes se propose un tel programme appliqué aux revues dont il extraira, dans les semaines, les mois qui viennent un thème, un mot, une notion… pour contrer les confinements intellectuels.

Douzième livraison, avec la lettre L : l’œuvre indispensable des libraires.

 

 

Henri-Noël Grelneau

Dans Le Corps des libraires, Vincent Puente raconte l’histoire d’Henri-Noël Grelneau, libraire du quartier latin qui eut l’idée de « ne  proposer à la vente qu’un seul livre par an ». Il le choisissait avec soin et en achetait la quantité nécessaire pour remplir sa librairie. Il dut cependant faire des concessions. Il passa au rythme d’un livre par trimestre soit, d’après mes calculs, quatre titres par an. Au bout de douze ans, il ferma boutique. « Non faute de clients » : il avait fini par « se faire une réputation » et sa librairie était devenue un lieu à la mode, fréquenté, vivant et apprécié. Il avait simplement estimé que « sa tâche était accomplie » [1].

 

Quand les mooks sont arrivés en librairie, gargouilla le triste choeur de la fin des revues. Les libraires semblaient n’en avoir plus que pour ces beaux objets colorés, efficacement distribués et diffusés, markétés et packagés d’une manière rudement bath. Certains proclamèrent la fin des revues traditionnelles sans images.

 

Terminées les revues en librairie ? Quinze après, on peut constater qu’il n’en est rien. Bien au contraire, on s’aperçoit même qu’elles ont souvent fait leur retour (y compris d’ailleurs dans les maisons de la presse et les kiosques à journaux). Interrogez vos libraires, regardez leurs rayons ! Le retour de la NRF n’est pas une illusion, elle est bien là et bien en place. Bien sûr, on aimerait que la place soit plus large, que les petites revues auto-distribuées aient plus souvent leur chance, mais enfin… La couverture d’Esprit a viré au rouge, ce qui la rend plus visible, CitésCommentaire, Critique gardent la ligne et s’imposent toujours comme des références, Sensibilités a conquis sa place…

 

Malgré les GAFAM, malgré la diversification de l’offre culturelle, les cinémathèques et discothèques à l’infini et à domicile, le livre tient le coup – et les libraires aussi. Il est vrai que, en France tout du moins, ils restent des commerces indispensables au tissu social et économique, des lieux de vie culturelle et des relais de diffusion des savoirs. Contrairement à nombre de vieux pays industriels, la France a en effet su préserver un exceptionnel réseau de librairies. Cette situation provient en très grande partie d’une volonté et d’un choix politiques, ceux du prix unique du livre. L’idée avait été défendue par les éditeurs, (dont, au premier rang le directeur des Éditions de Minuit Jérôme Lindon). La mesure figurait au « programme commun » de François Mitterrand. La loi fut mise en place par Jack Lang en août 1981. En 2021, nous fêtons les quarante ans de la loi Lang, cette loi essentielle.

 

La pandémie aura rappelé combien les librairies sont des commerces essentiels, des lieux de vie, de respiration et de découvertes. On fait la queue pour des tests, des vaccins, des masques, des denrées alimentaires et des livres.

 

Une mise en perspective historique est donc bienvenue pour rappeler l’importance du commerce des livres.  La Fabrique vient justement de publier une Petite histoire de la librairie française signée Patricia Sorel [2]. Maîtresse de conférence à l’Université de Paris-Nanterre, membre du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’Université Saint-Quentin en Yvelines, l’historienne a récemment publié une magistrale étude sur la censure sous Napoléon [3]. En 2008, elle avait codirigé avec Frédérique Leblanc une imposante Histoire de la librairie française [4]. Éric Hazan a eu l’excellente idée de lui demander d’écrire une synthèse de cette histoire riche et fascinante où dialoguent l’économie et la culture, la technique et la pensée. En deux cent pages et cinq chapitres précis et denses, l’ouvrage relève le pari et nous permet de (re)traverser plusieurs siècles de transformations du commerce des livres. Résolument contemporanéiste, Patricia Sorel concentre son propos sur les XIXe-XXIe siècles [5] et suit les métamorphoses d’un métier au cœur d’un champ de tensions entre tradition et modernisation.

 

Le récit part judicieusement du « temps du livre manuscrit », nous rappelant ainsi le rôle clef de l’Université médiévale dans la naissance de la profession de libraire. L’Université établit les réglements pour exercer, fixe les cadres, impose une fixation des prix… Les libraires gagnent alors si mal leur vie qu’en 1485, Charles VIII leur permet de cumuler avec un autre emploi. Mais l’imprimerie déjà bouleversait le commerce des livres. Après un survol de la situation de la librairie sous l’Ancien régime, Patricia Sorel décrit de façon précise et saisissante son développement au XIXe siècle. Le phénomène de puissante expansion de la librairie est en tout point fascinant et il est remarquablement rendu par la description précise et pédagogique qu’en fait l’historienne. Le troisième chapitre analyse la période allant de la fin du XIXe à 1945, période où la librairie s’émancipe par rapport à l’édition. Des libraires d’avant-garde, liés souvent aux écrivains et aux artistes inventent de nouvelles voies, comme Sylvia Beach, José Corti, René Hilsum ou Adrienne Monnier. Mais la majorité demeure ancrée dans la « tradition » inventée, fabriquée par le XIXe siècle. Après guerre, sonne l’heure de nombreux bouleversements d’une « modernisation à marche forcée » qui voit apparaître de nouveaux concurrents, de nouvelles pratiques, de nouveaux acteurs et de nouvelles clientèles. Avec la loi Lang, une nouvelle période s’ouvre, désormais régulée par le régime du prix unique dont Patricia Sorel nous rappelle combien il fut le fruit d’un combat opiniâtre. Les années 1980 voient aussi les éditeurs investir de plus en plus dans les librairies comme c’est le cas d’Actes Sud, Bordas, Gallimard ou Minuit. Les pouvoirs publics développent des dispositifs d’aide et de formation. En 1988, la création de l’ADELC (Association pour le Développement de la librairie de création) permet de structurer, appuyer et renforcer le réseau de libraires indépendantes dont « l’action dans la ville » est cruciale pour la diffusion du livre et la défense de la création littéraire. Cet écosystème économique permettra de faire face à la révolution informatique, aux mouvements de concentration, au développement de grandes surfaces culturelles qui se développe au même moment. Difficile de ne pas penser aux pages de Marx (et de Braudel) sur la dynamique du capitalisme : une révolution technico-commerciale en chasse une autre dans un incessant mouvement de destruction-création. Ainsi, après l’informatisation, la librairie est-elle confrontée à la digitalisation. Patricia Sorel conclut son ouvrage sur la révolution numérique et l’impact d’internet qui, malgré les chœurs funèbres sur la fin des livres, n’ont pas fait disparaître les libraires, ni les lecteurs, ni les bibliothèques, ni les livres.

 

La pandémie aura ainsi confirmé la mise en garde formulée par Borgès en 1978 : « On parle de la disparition du livre, je crois que c’est impossible. »

 

 

Il en est de même des librairies, qui, contre vents, virus, verglas, crues, neiges et marées, continuent à accomplir leur œuvre indispensable.

 

 

François Bordes

 

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[1]. Vincent Puente, Le Corps des libraires, Histoire de quelques libraires remarquables & autres choses, Paris, Éditions de la bibliothèque, 2015. On lira aussi les jubilatoires Libraires envolés. Bangkok-Damas, d’Anne et Laurent Champs-Massart, Paris, Éditions de la bibliothèque, 2020.

[2]. Patricia Sorel Petite histoire de la librairie française, Paris, La Fabrique, 2021.

[3]. Patricia Sorel, Napoléon et le livre – La censure sous le Consulat et l’Empire (1799-1815), Presses universitaires de Rennes, 2020.

[4]. Patricia Sorel  et Frédérique Leblanc (dir.), Histoire de la librairie française, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2008.

[5]. On regrettera l’absence de références aux travaux de Lucien Febvre et Roger Chartier.