Au rendez-vous des amis (6)

 

Et si nous allions du côté de chez Yves Navarre (1940-1994), cet écrivain dont l’éditeur montpelliérain H&O s’évertue à faire vivre l’œuvre polymorphe – romans, théâtre, poèmes, journaux, scénarios… et même des chansons, me murmure-t-on dans l’oreillette ? Très bonne idée, mais de quel côté exactement se diriger ? Car Navarre avait de toute évidence la bougeotte : « Il fut un voyageur infatigable doublé d’un déménageur compulsif », résume Philippe Leconte, vice-président des Amis d’Yves Navarre. Alors, dans quelle direction aller ? Dans la campagne gersoise, sa très chère terre natale ? Dans l’un de ses domiciles parisiens ? Dans l’une ou l’autre de ses maisons du Lubéron où il se réfugiait, loin de la vie mondaine, y cherchant inspiration et solitude ? À moins qu’on ne s’envole pour son New York chéri ou les rues de Montréal… On l’aura d’emblée compris, les lieux de vie et de villégiature d’Yves Navarre ont été nombreux. Si nombreux qu’ils méritaient bien tout un numéro pour tenter de voir comment ils ont pris forme dans les « territoires de l’écrit » (pour faire référence à l’intitulé de cette livraison). Un numéro qui, comme les précédents, est le fruit du colloque qui se tient chaque année autour de l’œuvre de Navarre. Ce sixième Cahier Yves Navarre rassemble donc les communications de l’événement qui s’est déroulé en juin dernier à Condom, dans le Gers, ville natale de l’auteur de Lady Black (son premier livre, paru en 1971), Les Loukoums (probablement le plus connu), Le Jardin d’acclimatation (Prix Goncourt 1980), entre autres livres parmi beaucoup, diversement supports de réflexion des quelque deux cent pages bien charpentées de cette revue.

 

Peut-être faut-il commencer par parler de Condom, puisque les lieux de l’enfance sont « les lieux fondateurs », « sièges de la mémoire », comme le dit à raison Pascal-Henri Poiget qui met en parallèle Proust et Navarre. En 1973, rappelle-t-il, Navarre s’était volontiers prêté au jeu du fameux questionnaire proustien. « Où aimeriez-vous vivre ? », lui demande-t-on. « Dans un cottage anglais avec pelouse, soleil douze mois sur douze », répond-il. Il aurait tout aussi bien pu dire, on le verra plus loin, dans une chambre d’hôtel douillette de New York avec accès privilégié au Metropolitan Opera ou au Lincoln Center (fameux centre culturel de Manhattan au sud de l’Upper West Side) qu’il fréquentait assidûment. Mais restons encore un peu en France, en terre gersoise, avec la contribution du neveu de l’auteur. « Condom est la ville d’origine, incontournable chez Navarre, ancrée en profondeur dans son imagination et matrice de sa sensibilité. Condom la ville qui cache et qui protège, de condere en latin, village ou ville gallo-romaine fortifiée, bien implantée dans le paysage mental, bien répertoriée et bien connue », constate François-Régis Navarre, qui a enquêté, lui, sur des lieux(-dits) – Prouillan et Caupenne – autrement moins étudiés (et pourtant signifiants d’un point de vue autobiographique et autofictionnel) apparaissant plusieurs fois dans les romans d’Yves Navarre. Condom intéresse aussi Claude Guerre dans sa « tentative de lecture des noms de pays dans Biographie », pierre angulaire de l’œuvre de Navarre. Condom encore, donc, mais pas que : également Neuilly, Paris, Joucas, ce village du Luberon où l’écrivain avait une maisonnette de campagne, idéale l’été, pour se ressourcer, rêver, écrire. Claude Guerre montre ainsi comment Yves Navarre, en évoquant tout au long de Biographie les « lieux où il a vécu et ceux où il a séjourné plus brièvement, s’est construit, constitué comme homme et écrivain, ténébreux, exigeant et aimant, aimable profondément, admirable pour nous ». Relisant Évolène, publié en 1972, Brigitte Louichon tient, elle, à interroger les rapports entre deux espaces, « celui du réel géographique et biographique et celui de la fiction, de l’œuvre et de la littérature ». Évolène qui est en effet un lieu bien réel, en Suisse romande au bout du val d’Hérens où l’auteur, alors enfant, a passé des vacances ; mais aussi un paysage-décor romanesque…

 

Avec Karine Baudouin et Philippe Leconte, nous engrangeons des miles puisqu’ils nous font traverser l’Atlantique. La première, cofondatrice de l’association des Amis d’Yves Navarre, évoque la période québécoise de l’auteur. Il a vécu à Montréal un peu plus de deux ans, le temps d’écrire trois romans (La Terrasse des audiences au moment de l’adieu – quel titre, quand on y pense ! –, Douce France et enfin Ce sont amis que vent emporte). Leconte, pour sa part, parle des échappées newyorkaises de Navarre. Car l’écrivain quittait souvent la France pour la côte Est. Dans la Grosse Pomme, il n’a peut-être pas de pied à terre mais il a des attaches particulières. « New York est l’un des endroits où il s’est rendu le plus régulièrement pendant près d’une quinzaine d’années. » Surtout entre 1969 et 1979. « New York est pour lui un lieu de vie et d’écriture », dit encore Leconte. Ces séjours là-bas racontent autant l’aventure de l’écriture que des aventures sentimentales. Cette ville l’inspire, suscite des liaisons furtives ; décor du corps à l’œuvre et des désirs sans lendemain. « New York City met à nu ceux qui restent dans ses pierres, au hasard des lieux et des rencontres », écrit d’ailleurs Navarre qui voit dans la verticalité de la mégapole américaine comme une Babel défiant le ciel. Bref, on voit du pays dans ce numéro des Cahiers qui comporte une dizaine d’interventions au total sans oublier, notons-le, deux textes rares de l’écrivain. En refermant cette livraison, on s’est dit que la revue elle-même était désormais elle aussi un territoire de l’écrit navarrien. Que sont-elles d’autre d’ailleurs, les revues d’amis, sinon cela : des extensions du domaine de l’affection ?

 

Anthony Dufraisse 

Retrouvez les précédentes chroniques

Au Rendez-vous des amis

Études Romain Rolland (1)

Le Haïdouc (Panaït Istrati – 2)

Les Cahiers Pierre Michon (3)

Peut-être (Claude Vigée – 4)

Cahiers André Dhôtel (5)