Poésie, arts visuels (dessin, peinture, tapisserie…), cinéma, musique, prose (journalisme, roman, journal…), sculpture… Dans quels domaines Jean Cocteau (1889-1963) n’a-t-il pas brillé ? On ne s’émerveillera sans doute jamais assez des trésors d’inventivité qu’il a su, ici et là, déployer. Avoir du talent, c’est une chose, mais rendre celui-ci tout-terrain, c’en est une autre, rare. Très à son aise dans tous les univers – trop, lui reprocheront bêtement certains de ses détracteurs – l’homme se veut sans assignation à résidence artistique. Il passe d’un monde à l’autre, fort d’une inspiration qui paraît, avec le recul, inépuisable. Son œuvre protéiforme, à l’embrasser toute (mais est-ce seulement possible ?!), montre une imagination intarissable, que tout irrigue, que tout fait bouillonner. Jean Cocteau, dont l’année dernière marquait le soixantième anniversaire de la disparition un jour d’octobre, était clairement un esprit effervescent, plastique, vif-argent. Ce qui explique qu’il continue, aujourd’hui encore, de fasciner, d’intriguer et de susciter études et recherches.
Depuis des années, Les Cahiers Jean Cocteau contribuent à leur niveau à une meilleure connaissance de l’homme et de l’œuvre. Archives originales et/ou inédites à l’appui, le comité, constitué principalement d’universitaires français et étrangers, éclaire telle ou telle facette de la création coctalienne, à raison d’une publication par an. Preuve en est cette 21e livraison qui se penche sur les arts de la scène. Encore un domaine où Cocteau s’est illustré, s’intéressant aussi bien au cirque qu’au music-hall, à la pantomime qu’à l’opéra et au ballet. Ce numéro des Cahiers Jean Cocteau nous invite ainsi plus précisément à entrer dans les coulisses du théâtre, celui du metteur en scène Pierre Richy (1923-2013) et de son projet Théâtre forain, auquel Cocteau fut associé plus étroitement qu’il ne l’aurait voulu semble-t-il. Ce projet fait fond sur Théâtre de Poche, que Cocteau avait fait paraître en 1949 ; y sont rassemblés des textes brefs écrits pour la scène, destinés à être joués en solo, indépendamment les uns des autres. Audrey Garcia, universitaire en poste à Montpellier et co-directrice de la publication avec David Gullentops, nous explique le projet du Théâtre Forain : « plutôt que jouer chaque élément de manière séparée, en première partie d’une autre pièce, il s’agit d’articuler plusieurs numéros par l’entremise d’un ensemble de saynètes. Devant l’hétérogénéité des formats et des thèmes abordés, Cocteau recourt à l’univers forain et au personnage d’une extralucide, capable de voyager dans le temps et les esprits. » Ce que nous montre la correspondance entre Cocteau et Richy d’une part, mais aussi des extraits du journal – Passé simple – du premier d’autre part, c’est que « Maître » Jean va s’impliquer dans le montage de ce spectacle plus qu’il ne l’aurait d’abord souhaité.
Nous sommes alors au début des années 60. Cocteau ne se contente pas d’apporter un soutien de principe à la jeune troupe de Richy, non, il s’investit, met sa patte (et parfois donne un coup de patte…) sur le contenu et la forme du spectacle, et met aussi son vaste réseau de connaissances à contribution, autant que possible. Dans ses lettres, on sent un Cocteau doué d’une formidable énergie, toujours prêt à donner de son temps, mais dévoré, c’est la rançon du succès, par les incessantes sollicitations des uns et des autres, quand il n’est pas accablé par « d’insupportables besognes », que celles-ci soient matérielles ou créatives. Bref, ce riche dossier documentaire retrace, entre bienveillance et tensions, la genèse d’un spectacle et, au-delà, souligne la résonance de l’œuvre coctalienne dans le travail de Pierre Richy. Entre autres contributions dans ces Cahiers, on trouvera par ailleurs un ensemble portant sur la relation d’admiration entre Cocteau et Maurice Maeterlinck (1862-1949), dont bien peu se souvienne aujourd’hui qu’il a obtenu le Nobel de littérature en 1911. Car Cocteau vouait une passion à l’œuvre du dramaturge belge, auquel il a rendu de multiples hommages. Encore une histoire de résonnance, donc, comme l’indique à juste titre la direction éditoriale des Cahiers. La relecture commentée d’un discours que Cocteau prononça au sein de l’Académie Royale de Belgique en 1962 d’un côté et, de l’autre, la fine analyse de la mise en scène de l’opéra Pelléas et Mélisande* à Metz cette même année, témoignent de ce que Cocteau était profondément attaché à cette figure emblématique du symbolisme belge en laquelle il voyait « un prédécesseur dans la recherche du ‘réalisme irréel’ ». Entretenir le souvenir de son aîné n’était pas suffisant pour Cocteau ; en donnant sa propre vision, « subjective et empreinte de surnaturel » (Mathilde Régent), du drame symboliste monté sur les planches messines, il faisait concrètement rayonner le message et la méthode Maeterlinck. Autrement dit sa modernité**. « Une preuve d’amour », dira Cocteau à propos de ce travail scénographique, dont Les Cahiers, non moins amoureusement, nous dessinent les contours.
Anthony Dufraisse
* Rappelons avec Jean-Marie Klinkenberg, auteur de la notice sur Maeterlinck dans le Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours (PUF, 2001), que Pelléas et Mélisande (1892), pièce en cinq actes qui « sera mise en musique par Gabriel Fauré, Claude Debussy et Arnold Schoenberg, peut être considérée comme la synthèse du premier théâtre de Maeterlinck, un théâtre du destin, d’où toute anecdote a peu à peu été exclue, et où l’action ne se noue qu’à travers des gestes symboliques et des monologues sans référent apparent ».
** Jean-Marie Klinkenberg à nouveau : « L’œuvre de Maeterlinck a profondément marqué des personnalités aussi différentes que Proust, Rilke, Musil, Pessoa, Breton, Gracq [et donc Cocteau, ajoutons son nom à la liste], et annonce le théâtre de l’absurde et Beckett. »