Quartette #3

 

Nous attendions la fin de l’urgence sanitaire, rêvant de retrouver le cours normal de nos vies, quand soudain la guerre. La vraie. Passé le premier temps de stupéfaction, les revues s’activent pour être à la hauteur de l’événement.

 

L’éditeur des Cahiers du monde russe, le CERCEC, a lancé une pétition de soutien de la communauté scientifique ;  la revue Commentaire, dans sa lettre hebdomadaire, donne une impressionnante série d’articles à l’actualité brûlante. La revue Nunc republie en volume, et au bénéfice d’une association humanitaire ukrainienne, le dossier poétique et politique paru dans son dernier numéro présenté au dernier Salon de la revue ; la revue Esprit réunit un comité de rédaction exceptionnel, publie un texte de Vincent Duclert et lance un appel ; La Règle du jeu organise un meeting ; AOC propose une analyse de Timothy Snyder…  C’est au jour le jour et sur les réseaux sociaux que la bataille se mène, celle des revues fait écho au combat des sans-pouvoir dont on sait qu’il fissurèrent l’empire dit soviétique.

 

***

 

 

 

 

Troubles de la personnalité autoritaire 

 

Pour nous aider à penser ce qui surgit à notre horizon historique, on lira avec profit le dossier que la revue Prismes a consacré à la notion de personnalité autoritaire [1]. La revue fondée par Miguel Abensour ambitionne de montrer toute l’actualité de la théorie critique de l’École de Francfort. Ce numéro propose ainsi de revenir sur la réflexion développée par Adorno, il fait suite à une journée d’études consacrée à l’autoritarisme aujourd’hui. Dans leur article d’ouverture, Katia Genel et Duarte Rolo soulignent l’évidence de cette actualité. Face à certaines mutations récentes de la démocratie et au renforcement de l’autoritarisme, le recours à la notion de personnalité autoritaire (titre d’un ouvrage collectif de 1950 et concept développé par Adorno [2]) peut s’avérer particulièrement précieuse. Après des décennies de reflux du marxisme et de la psychanalyse, redécouvrir les analyses freudo-marxistes ouvre en effet de véritables espaces de compréhension d’un phénomène que ni les sciences économiques, ni même les sciences politiques ne sont parvenues à éclairer de façon satisfaisante. Outre les articles érudits et approfondis du dossier, on se précipitera sur la traduction d’une archive inédite, la transcription d’une intervention d’Adorno lors d’un colloque sur l’autoritarisme et le nationalisme. En mai 1960, dix ans après le livre collectif de l’Institut de recherche sociale, Adorno revenait sur la notion. Ce texte resté longtemps inédit a conservé la marque et la fluidité de l’intervention orale et permet de se plonger au cœur de la question. Le philosophe y avance une parfaite description de ces hommes « de l’endurcissement » :

 

« Ils se comportent en général de façon bornée, butée, fermée au dialogue et ne savent réagir aux arguments qu’en se mettant en colère, en les rejetant violemment et en considérant celui qui s’approche d’eux avec de tels arguments comme un traître ou un être de moindre valeur. »

 

***

 

Pierre, neige, écorce, poème 

 

Dans le Quartette de février, j’évoquais la notion de Material turn. Ce tournant touche aussi la poésie contemporaine, comme le montre le substantiel numéro que la revue Elseneur consacre aux « supports matériels du poème [3] ». Le « grain de la matière » se trouve en effet convoqué de diverses manières par les poètes. Sous la direction de Cécile Brochard et Anne Gourio, le dossier explore quatre grands thèmes, mobilisant des spécialistes de littérature française, de littérature comparée et de littérature hispanophone. Le geste, d’abord : celui d’inscrire, graver, sculpter l’écriture poétique sur un support naturel. La pierre, si prisée des poètes, vient en premier, à telle enseigne que Marie Joqueviel-Bourjea parle de « hantise lapidaire » de la poésie francophone. S’impose ensuite la question « des empreintes, des traces et des mémoires aussi bien individuelles que collectives ». Dans « Le chant perdu des pierres perdues », Cécile Brochard nous emporte dans les « chants-poèmes » des peuples premiers écrits sur l’écorce, le sable, la pierre. Tendant parfaitement toutes les cordes de l’arc poétique, l’ensemble interroge aussi les formes contemporaines. Tel est le sujet de l’étude qu’Anne Gourio consacre à Yves Bonnefoy, René Char et Christian Dotremont – lesquels écrivent respectivement sur la pierre, le bois, la neige. Ce « vacillement du support » fait l’objet de la troisième partie de ce dossier, brillamment illustré par l’étude de Lenaig Cariou  sur « l’écriture archéologique » et la « poétique du fragment » chez Emmanuel Hocquard. Si le poète n’a jamais écrit littéralement sur des tessons de poteries ou des pierres, la question de la matière et du fragment archéologique traverse toute son œuvre. Ainsi se réinvente le rapport du poème à la matière, du poétique au matériel. L’approche matiérialiste – d’un matérialisme élargi – ouvre ainsi de nouveaux champs à l’investigation du monde sensible à l’aide du langage.

 

 

***

 

 

 

 

L’hommage à Bailly 

 

La livraison de janvier-février de la revue Critique braque son faisceau de lumière sur l’une des œuvres les plus riches et les plus fertiles d’aujourd’hui, celle du « colossal » Jean-Christophe Bailly [4]. En 2016, Europe avait donné un bel ensemble choral ; on replonge ici avec entrain dans cette œuvre « délicate, intense et obstinée ». Voici donc deux inédits, un entretien, des notes sur des livres récents ou plus anciens, des études plus générales sur la promenade, les communismes et l’art oratoire singulier d’un poète et essayiste, pédagogue hors du commun. J’en ai jadis fait l’extraordinaire expérience, devant une petite escouade d’étudiantes en DMA peintres muralistes. Carte blanche à l’auteur, deux heures de discussion, relancée par des questions de jeunes lectrices stupéfaites qu’un si colossal et impressionnant poète parle de sujets comme les animaux, les matières palpables, les sentiments et les impressions de la vie quotidienne tout à coup élevées, sublimées. Dans l’article de Daniel de Roulet, on retrouve exactement les étapes, les respirations, le déroulé magnifique d’une parole toute en spirale, reflets et résurgences.

 

L’article de Martin Rueff offre une brillante synthèse sur la place de la poésie dans cette œuvre fluviale et vagabonde. L’auteur de L’Élargissement du poème, s’appuyant sur Novalis, propose en effet un dépassement dialectique de la poésie – condition de sa réinvention. Et c’est ainsi grâce à des œuvres comme celle de Jean-Christophe Bailly que l’aventure moderne peut se poursuivre.

 

 

***

 

Jacques Callot,
Les misères et les malheurs de la guerre / La revanche des paysans © Domaine public

 

 

It’s only poetry 

 

Deuxième parution d’une série de collectifs imaginés par la revue Monologue le beau volume Sprung rhythm donne à lire de la poésie et de la poésie seulement [5]. Pas d’édito, ni d’études, ni de notes de lecture. Des poèmes strictement, rassemblés sous l’expression de Gerard Manley Hopkins. Et là non plus, pas de commentaire, seulement la reproduction de la lettre du 5 octobre 1878 que le poète adresse au R. P. Dixon. Dans cet échange épistolaire, Hopkins définit la nouvelle forme de vers – désormais largement représentée dans la poésie contemporaine : « Depuis longtemps mon oreille était hantée par l’écho d’un nouveau rythme que je jetai alors sur le papier. Pour faire court, cela consiste à scander chaque vers sur les temps forts ou les accents toniques, sans tenir compte du nombre de syllabes ». Sous le signe de ce rythme dit « naturel », Gilles Jallet et Xavier Maurel, les artisans de la revue Monologue, ont réuni une dizaine de poètes parmi lesquels Yves di Manno, Marie Étienne, Laure Gauthier, Mathieu Messagier, Emmanuel Moses, Hélène Sanguinetti ou Pierre Vinclair. On y découvrira aussi des poèmes saisissants d’Anne Sexton superbement traduits par Sabine Huynh, extraits du recueil Tu vis ou tu meurs (éditions des femmes/Antoinette Fouque, 2022). Enfin, Monologue donne quelques extraits d’une anthologie de poésie allemande à paraître aux éditions Unes sous le titre Mémoire vocale. Réunis par les soins de Thomas Kling, ils sont traduits ici par Laurent Cassagnau. C’est tout un monde qui soudain, avec force, nous saute au visage en lisant ces poèmes, le monde de la Vagabonde courage, de Jacques Callot et de la Guerre de Trente ans. Des noms de poètes méconnus surgissent, comme Georg Philipp Harsdörffer et Johann Klaj, auteurs du Poème pastoral de la Pegnitz dans les champs de Nuremberg dont, pour clore ce Quartette de mars (dieu brutal de la guerre qui n’est rien sans Minerve la stratège) voici un extrait :

 

 

Et sifflent les fifres, et grondent les tambours,

 

Et reîtres et traîtres à cheval se déchaînent,

 

Zigzague dans le ciel le feu des couleuvrines,

 

Et tremblent les vallées, éclatent les sépultures,

 

Et grincent les essieux, et roulent les voitures,

 

Tonne et pilonne le déluge d’acier,

 

Et chacun veut sauter à la gorge d’autrui,

 

Elles brillent et scintillent les épées en furie.

 

***

 

À bon entendeur…

 

 

François Bordes

 

Lire notre anthologie consacrée aux revues et à la guerre en Ukraine

 

Lire « Échos d’Ukraine en revues » par Anthony Dufraisse

 

 

 

RETROUVEZ ICI TOUS LES ÉPISODES

 

 

[1]. Prismes. Théorie critique, vol. 4, 2022, éditions La Tempête.

[2]. Voir T.W.Adorno et alii, Études sur la personnalité autoritaire, trad. H. Frappat, Paris, Allia, 2007.

[3]. « Écrit sur l’écorce, la pierre, la neige. Les supports matériels du poème (période moderne et contemporaine) », Elseneur, n° 36, 2021. Presses universitaires de Caen-Normandie.

[4]. « Jean-Christophe Bailly. Poursuites », Critique, janvier-février 2022, n° 896-897, Éditions de Minuit.

[5]. « Sprung rhythm », Monologue. Revue de langue et de littérature, décembre 2021.