Maurice Mourier : Il n’y a pas de sot métier (I)

 

Universitaire, diplomate, critique de cinéma et de littérature, romancier, poète, documentariste,  jardinier à ses heures, Maurice Mourier a beaucoup écrit dans des revues – d’Esprit à La Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau –, sur des films, des livres, des poètes : de Mizoguchi à François Villon, de Claude Simon à Jón Kalman Stefánsson…

 

Il écrit aujourd’hui régulièrement dans En attendant Nadeau qu’il a participé à fonder et dans Diasporiques où il publie un cycle critique de grande ampleur intitulé « Les Grands Transparents ».  Autant passionné de Balzac, Breton, Verlaine ou Prévert, de Kurosawa, Fellini ou Jeanne Moreau, que d’astronomie, de sciences naturelles ou de paléontologie, il propose une approche singulière de la critique.

 

Ent’revues lui a proposé de partager, par son parcours en revues original, ses métiers, son cheminement intellectuel, de parler de son rapport critique, de la manière dont il l’envisage et le pratique. Il le résume en nous rappelant qu’être critique n’est pas un métier plus sot qu’un autre.

 

C’est à cette aventure personnelle, celle d’une critique qui frôle la fiction, écrite avec une grande liberté que nous vous convions en quatre épisodes.

 

 

Maurice Mourier, Éditions de l’Ogre

 

Promenade indigeste

 

C’est comme escalader un bon bout de montagne, tenez à partir du Col de la Croix-de-Fer, un joli coin que je vous recommande. Il y a là un ensellement mirifique d’où, par les soirs d’été, on voit d’un côté le soleil qui se couche et de l’autre la lune qui se lève, et cela en même temps, ça vous la coupe, pas vrai ? Mais pour mieux dire vous n’en avez rien à battre, et moi non plus puisque ce que je cherche à établir se résume à ceci : en montagne, si on est sujet au vertige c’est mon cas il est périlleux de se pencher au dehors, e pericoloso sporgersi, surtout au-dessus d’un gouffre rempli de nuées empêchant tout à fait de sonder du regard la profondeur du trou.

 

Col de la Croix-de-Fer

 

Or voilà où je voulais en venir : à la requête sympathique d’amis chers, j’ai accepté ne me demandez pas mes raisons, par l’effet d’une pure faiblesse j’accepte toujours les sollicitations de ce genre, même lorsque elles n’émanent que de vagues et molles relations dites de travail, les plus bêtes, ce qui n’est pas le cas présent donc j’ai dit : oui j’essaierai de mettre au net le rapport que j’entretiens avec la critique depuis mes débuts en ce genre, pas possible ! il y a soixante-dix ans !

 

Avant de m’engager dans ce travail de réminiscence et de réflexion, j’empoigne le cucurricucul que j’avais dû pondre à la demande de je ne sais plus quelle instance universitaire et complété bon an mal an par routine, je m’y penche et malheur ! Un vertige atroce me prend à la gorge comme du temps de la Croix-de-Fer, une mer de nuages montés du fond me plonge dans l’incertitude sur mon existence même, bref vous avez compris grâce à votre connaissance des tropes, infiniment supérieure à la mienne, que tout l’imbroglio précédent n’était autre, oui mesdames (et messieurs) qu’une COMPARAISON qui, comme on dit, n’est pas raison, mais enfin en l’occurrence peut en tenir lieu.

 

 

Car que feriez-vous, hein ! si jetant un coup d’œil rétroviseur forcément ému vers un passé que vous imaginez sans peine plus riant que le présent glauque, vous l’aperceviez, ce passé, tout enchifrené d’une humeur d’articles en tout genre entassés Pélion sur Ossa et offusquant de leur gibbosité le ciel ? Pour ma part, je tombe de mon haut (I m 70, ça n’est pas trop grave) en découvrant que j’ai dû écrire quelques milliers de ces « papiers » dont une majorité chue carrément de ma mémoire, il est vrai moyennement fiable et cela depuis toujours.

 

« En tout genre » n’est pas une figure de style, il y a dans ce fatras à boire et à manger : certes une marée à propos ou autour du cinéma, mes premières amours, qu’il s’agisse de films particuliers ou de cinéastes fétiches, mais aussi de l’adaptation cinématographique, du travail du scénario, du dessin animé, de la question de la profondeur de champ, du traitement des personnages et du choix des acteurs, de la prégnance de l’image, de la différence entre cinéma et télévision, ad libitum.

 

Verlaine au café François Ier en 1892, par Dornac

 

Mais l’Université m’a aussi constamment requis à partir de 1967 et, pour elle ou sur ses marges, j’ai publié des tonnes de textes ayant la littérature pour objet : tel ouvrage ou tel auteur singulier, jamais des indifférents, toujours des favoris, Balzac, Proust, Claude Simon, Verlaine, Rimbaud, Stevenson, Chateaubriand, des dizaines d’autres. J’ai participé à des recherches qui s’étendent sur des années (Cendrars notamment, Michaux à l’évidence, qui est mon poète). Hélas ! quelle pléthore (et à travers) !

 

Tout en participant à mainte aventure portée par l’une ou l’autre revue : au moins une demi-douzaine de pionnières dans le domaine du cinéma (sauf Les Cahiers qui ne m’ont pas ouvert leur chasse gardée, c’est ma faute, je n’ai pas fait allégeance inconditionnelle à la Nouvelle Vague, mon éclectisme assumé se portant plutôt sur l’expressionnisme allemand, le classicisme japonais, Bergman, Fellini, Ophuls, Duras), mais aussi Corps écrit des PUF, hélas ! défunte, et bien sûr Esprit, La Quinzaine littéraire, plus tard Diasporiques et En attendant Nadeau, et ponctuellement une palanquée d’autres titres.

 

 

Car j’ai donné ici ou là, de façon ponctuelle et toujours bénévole une étude au Français dans le Monde, à La Nouvelle Revue Socialiste, à Europe, à Poétique, à La Licorne (Poitiers), Hors Cadre (Paris X), aux Presses Universitaires de Vincennes, à Littérature, Feuille de route, Mélusine, Études cinématographiques, Tendances, Les Lettres Modernes, des revues italiennes, allemandes, japonaises, j’en oublie chemin faisant…

 

Fichtre ! Décidément on s’y perd. Je m’y perds et ne comprends même plus comment j’ai pu pendant tant d’années alimenter ce jet presque continu, moi qui renâcle tant à écrire,même de la fiction ou de la poésie « pour bibi » comme disait Cendrars, et me considère comme un paresseux fondamental.

 

L’herbe tendre

 

Pourquoi diable écrit-on sur les autres, surtout quand on a commencé enfin ! pas si tôt que ça, mais commencé vaille que vaille à écrire pour soi ? Eh bien ! avant cette crise de vocation (hum ! appelons ça comme ça) intervenue à plus de trente ans, tout est affaire de hasards, à partir tout de même d’une certaine prédisposition initiale.

 

 

La prédisposition consiste en l’intérêt porté dès l’enfance au cinéma, auquel j’ai été initié à l’âge de dix ans – quand je suis arrivé de ma cambrousse à Paris afin d’entrer au lycée (il y avait un concours à l’époque, ça ne nous rajeunit pas). Alors mon père journaliste, ancien membre de la Commission de Censure avant 1940 ( !) et amateur inconditionnel du cinéma muet, fait de moi un habitué de la Cinémathèque de l’avenue de Messine, une minuscule salle aux fauteuils délabrés où un tout jeune homme, Frédéric Rossif, présente L’Aurore de Murnau ou Les Lois de l’hospitalité de Keaton, ou Le Trésor d’Arne de Stiller dans d’invraisemblables copies ruiniformes dotées de cartons rédigés en hongrois ou en ourdou ou en tchèque.

 

Les hasards, eux, sont tout simples et là aussi familiaux, au moins à l’origine. Un ami intime de ma mère, Casamayor, que ma grand-mère maternelle avait en partie pris sous son aile à Alger durant la guerre de 14, se trouve être entré au « Journal à plusieurs voix » de la revue Esprit, alors dirigée par Albert Béguin. Le critique de cinéma attitré d’Esprit, André Bazin, déjà très malade de la leucémie qui va l’emporter, souhaite quelqu’un pour le relayer de temps à autre. Casa, qui connaît ma passion du cinéma, propose que je fasse un essai. A dix-huit ans, c’est un moment pénible : sous le sévère Béguin, un vrai littéraire, chaque impétrant au « Journal » doit lire son texte devant l’aréopage muet des collaborateurs.

 

André Bazin, DR

 

Je suis adoubé et vogue la galère pour de très nombreuses années (plus de 40) puisque je succède à Bazin, reçois la carte verte de presse, rédige quelques centaines – je ne les ai que feuilletés mais ça fait une fameuse liasse – de comptes rendus de films, ce qui m’engage presque à une carrière de critique professionnel. Presque seulement, parce que bientôt je pars pour l’étranger et…foin de l’autobiographie !

 

Mes intrusions dans une critique d’un tout autre genre, vraiment littéraire cette fois, ne commencent qu’après mon retour en France, en 1969. Elles sont dans mon esprit également liées à des circonstances. Il est rarissime, quand j’y songe, que j’aie moi-même suscité l’occasion d’écrire ici ou là. On m’a toujours demandé si je voulais participer à des recherches, à des colloques et j’ai dit oui (voir ci-dessus), pas toujours avec enthousiasme.

 

Même quand il s’est agi, par exemple, en 1974-76, de co-diriger deux numéros d’Esprit sur la lecture, c’est mon amie Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, une battante elle (et aussi une spécialiste de l’exégèse cinématographique à Paris VIII-Vincennes) qui m’a entraîné dans l’aventure, une belle aventure qui m’a permis de lire d’une façon disons toute personnelle et sans aucune contrainte un de mes auteurs de chevet, Edgar Poe, à propos des Aventures d’Arthur Gordon Pym, en réponse à l’analyse passionnante mais assez dogmatique du même texte par Jean Ricardou, à l’époque théoricien plus ou moins auto proclamé du Nouveau Roman.

 

Près de trente ans plus tard, c’est à nouveau le hasard de l’amitié, la plus ancienne puisqu’elle remonte à 1946, année de notre rencontre en 6e au lycée, qui me pousse à m’engager dans la longue entreprise d’essais concernant mes écrivains phares, en proposant à Philippe Lazar, directeur de la revue Diasporiques, une série intitulée « Mes Grands Transparents » .

 

 

Et c’est sur l’invitation de Béatrice Didier que j’écris sur des thèmes très divers de copieux papiers dans la revue Corps écrit qu’elle a fondée aux PUF. Sur celle, très agréablement insistante, de mon ami le latiniste Claude Aziza (lui aussi, décidément ! féru de cinéma, même s’il s’intéresse surtout au peplum, genre que je connais mal et qui me séduit peu), qu’il dirige chez Presses Pocket, l’édition de certains livres (Balzac, Stevenson, London, Verne, Molière, Diderot, Verlaine), ce qui me vaut la commande d’une édition du Roi au masque d’or de Marcel Schwob au Livre de Poche. Mais là l’expérience n’a pas été renouvelée, car j’avais livré, au courtois effarement du directeur éditorial, un manuscrit (il a été parfaitement respecté) où, en plus de ma Préface, les notes occupent la moitié gauche du volume !

 

Aussi puis-je dire que, si on ne m’avait jamais rien demandé – ce qui aurait été le cas si je n’étais pas devenu, après dix ans de vadrouille diplomatique, universitaire – eh bien ! il est infiniment probable que mon « œuvre » critique serait restée aussi mince qu’une feuille de papier à cigarettes, ou bien virtuelle, mais je n’en suis pas sûr car en aurais-je même rêvé ?

 

 

Maurice Mourier

 

À suivre…

 

Lire l’épisode II

Lire l’épisode III

Lire l’épisode IV

 

 

 

Derniers ouvrages parus :

Behr le Bugnon, PhB éditions, 2020

Par une forêt obscure, L’Ogre, 2016

Dans la maison qui recule, L’Ogre, 2015